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Les initiatives de Reblochon

On a vu que Reblochon avait utilisé avec succès un outil à priori à vocation démocratique pour en faire une arme servant ses aspirations personnelles. Mais comment s’y est-il pris ? C’est ce qu’un politologue expert du monde des Nains de jardin (Dwarfland), nous explique ci-dessous, par le biais d’une recette sur la manière de composer une initiative populaire à succès.


 

Point 1 : Ne jamais mentionner explicitement l’objet réel de votre initiative.

Si vous voulez par exemple torpiller les accords passés avec un pays voisin ou une communauté d’États voisins, ne mentionnez surtout pas lesdits États voisins. Trouvez une entité plus floue, une communauté d’États qui n’aie pas une identité propre trop précise. Cherchez parmi les accords que vous désirez mettre à mal un point vraiment sensible, par exemple le droit mutuel de circulation et de travail entre les partenaires, et sur ce point sensible, cherchez tous les arguments réels ou fictifs qui pourraient être ressentis comme négatifs. Dans cette liste, cherchez les deux ou trois arguments qui sont susceptibles de faire peur. Ne choisissez pas des arguments trop pertinents, car vous aurez quelque peine à les manipuler à votre bénéfice (un argument pertinent risque d’être compris par vos électeurs). Prenons la simple méfiance des nains de jardin pour « ceux qui ne sont pas d’ici » :

    • Des gens qui viennent de l’extérieur prennent du travail aux gens d’ici. Moins de gens de l’extérieur = plus de travail pour les gens d’ici. Peu de nains de jardin (il y en a tout de même quelques-uns) sont réellement dans une telle situation, mais on en trouvera bien deux-trois pour témoigner (si possible devant des médias au cours de présentations savamment orchestrées), et les autres nains de jardin s’apitoieront pour ces quelques malheureux.

    • Il y a certainement des faits divers où des gangsters de régions voisines s’introduisent en Suisse pour commettre des délits et repartent ensuite ; ceci n’a rien à voir avec la libre circulation, mais pas mal de gens n’y verront que du feu et feront l’amalgame.

    • On trouvera bien quelques terroristes pour diaboliser les étrangers du dehors…

    • Il y aura sûrement des gens malintentionnés parmi les pouvoirs politiques extérieurs qui voudront du mal aux nains de jardin, par exemple en exigeant des restitutions d’argent pourtant durement gagné grâce aux efforts incessants des banques des nains de jardin.

 

Point 2 : Ne pas parler d’objectifs ou de but(s) à atteindre. Si vous ne l’atteignez pas (ce qui est d’emblée évident lorsqu’on parle politique où il y a autant de vérités que de vaches broutant les prairies du Pôle Nord), on vous le reprochera ; si par mégarde vous l’atteignez, tout le monde trouvera ça normal puisque vous l’aviez annoncé et on ne vous en saura aucun gré.

Soit, mais si vous n’avez aucun objectif à viser, comment orchestrer votre propos, me direz-vous ? Commencez par montrer que la situation actuelle est pire que « dans le temps ». Ça c’est facile, de nombreuses personnes en tomberont d’accord; en particulier tous les gens ayant dépassé la cinquantaine et qui souhaiteraient retrouver leur jeunesse passée. Et comme les nains de jardin ont une moyenne de population âgée… Et il est bien connu que la mémoire est sélective : on se rappelle plutôt les choses agréables (heureusement d’ailleurs).

Ensuite, accusez tous les autres acteurs politiques de la péjoration (probablement fictive, mais ceci n’a aucune importance) qui vous a amené à déposer une initiative populaire. Donc, les gens pensent que vous voulez revenir à une situation « d’avant », et beaucoup vont par nostalgie trouver votre démarche sympathique.


Point 3 : Dans le même ordre d’idées, ne jamais prétendre que vous allez améliorer quoi que ce soit ; utilisez une logique négative : vous allez faire en sorte d’éviter que la situation ne se dégrade trop. Si votre initiative a des effets vraiment délétères, vous pourrez toujours prétendre que ça aurait été bien pire si vous n’aviez pas été là.


Bon, ce n’est pas encore gagné : il faut maintenant que vous disposiez de gros moyens pour inonder Dwarfland de propagande, et ça n’est pas à la portée de tout le monde. Mais Reblochon possède clairement ces moyens et les exploite avec le succès que l’on sait…

Dans les années 1960-1970, un célèbre humoriste (Fernand Raynaud) présentait un sketch hilarant et prémonitoire (qui accessoirement prouve que la xénophobie n’est pas un phénomène récent et que l’on ne s’est guère amélioré avec le temps). Dans une région reculée de France, dans un village, débarquait un « étranger pas d’ici ». On se mit, par méfiance, à médire de cet étranger qui venait ici « manger le pain des Français », tant et si bien que l’on finit par chasser ce sale étranger qui « mangeait le pain des Français ». Ce n’est qu’après son départ que l’on s’apercevait que cet étranger qui « mangeait le pain des Français » était le boulanger… Et que du coup il n’y avait plus de pain au village.

Reblochon avec son initiative sur la libre circulation voulait restreindre le nombre d’étrangers qui prennent le travail des nains de jardin (il ne l’a jamais dit explicitement, en vertu du point 1 ci-dessus). A quand le patient qui décède à l’hôpital parce qu’on a chassé l’infirmière qui prenait le travail des nains de jardin ?

Dwarfland et Reblochon

Dwarfland est un petit domaine enserré parmi plusieurs voisins généralement plus grands que lui, et il est habité par des nains de jardin, d’où son nom (dwarf = nain). C’est une démocratie dont ses habitants sont très fiers, à juste titre d’ailleurs. Il est conduit par une assemblée de sept nains sages, qui est soumise chaque année à un rituel dit des « chaises musicales », qui permet théoriquement de renouveler le contingent des sept sages. En réalité, en règle générale, les chaises musicales ne servent qu’à confirmer les élus dans leur fonction, et éventuellement à procéder à quelques échanges de responsabilité selon les goûts des protagonistes.

Une délégation de la population permet d’influer sur le déroulement de la cérémonie des chaises musicales; cette assemblée s’entend généralement avant la cérémonie sur le résultat souhaité, et tout le monde se trouve ainsi satisfait selon ses attentes.

Un jour, un nain très intelligent et très puissant (entendez par « puissant » qu’il était immensément riche), nommé Reblochon et qui fabriquait en temps normal des potions, des colles et des enduits décida de participer à la vie politique de Dwarfland et grâce à ses capacités se trouva assez vite en position de briguer un siège lors de la cérémonie des chaises musicales. Reblochon était une personne volontaire, très sûre de la pertinence de ses idées, et peu habituée à ce que l’on puisse le contrarier. Grâce à ses atouts incontestables, il fut choisi à la prochaine vacance de chaise, et siégea désormais avec les six autres sages pour gouverner Dwarfland.

On se rendit bien vite compte que Reblochon ne s’entendait qu’assez médiocrement avec ses collègues. Il restait persuadé que ses compétences étaient supérieures à celles des autres (ce qui n’était pas forcément faux, mais pas forcément vrai non plus), et qu’en conséquence, ses décisions étaient forcément les bonnes et devaient être automatiquement approuvées par ses « collègues ». L’ambiance devint de ce fait détestable dans le collège des sages, et il se fomenta bientôt un groupuscule qui étudia comment on pourrait évincer Reblochon lors de la prochaine séance des chaises musicales.

Le groupuscule réussit son opération : lors de la prochaine séance de chaises musicales, la chaise de Reblochon fut soudainement occupée par une personne inattendue, maintenue en réserve par les adversaires de Reblochon, et ce dernier se trouva évincé de l’assemblée des sages. Le groupuscule se félicita, et beaucoup de milieux de l’élite de Dwarfland crièrent à l’exploit, et fêtèrent la défaite honteuse de Reblochon. On se gaussa copieusement de Reblochon dans les milieux culturels de Dwarfland.

Reblochon avait l’orgueil à la mesure de sa fortune. Il ressentit cette défaite comme une humiliation insupportable qu’il fallait laver à tout prix, et décida de se venger. De qui ? De tous ! Des sept sages pour commencer, mais aussi de tous les milieux qui avaient eu l’outrecuidance de participer si peu que ce soit à son humiliation. Mais comme cela faisait tout de même une bonne partie de la population de Dwarfland, cela équivalait à se venger de Dwarfland tout entier, ses propres supporters compris ! Tant pis : la vengeance serait plus importante que tout.

Le mécanisme démocratique n’était pas vraiment favorable à la prise de contrôle par un individu; mais qu’à cela ne tienne. Reblochon s’attela avec une intelligence entièrement tournée vers son désir de revanche au problème. Il existait en Dwarfland un mécanisme dit de « l’initiative populaire » qui permettait à n’importe qui de demander une modification de la loi pour autant qu’un nombre relativement modeste de nains adhère au projet. Il se saisit de ce mécanisme, et commença, avec l’aide de ses coreligionnaires, de concocter une série d’initiatives souvent farfelues, mais parfois machiavéliques, destinées si elles passaient à rendre la tâche difficile à ses ex-collègues de l’assemblée des sages.

Après quelques échecs, mais aussi quelques victoires mineures, Reblochon et ses acolytes parvinrent à faire passer une initiative limitant l’accès à Dwarfland pour les pays voisins. Une campagne financée avec force moyens parvint à convaincre nombre de nains que les gens en provenance des pays voisins volaient des postes de travail, introduisaient des éléments subversifs et malfaisants, etc… En réalité, les pays voisins moins riches que Dwarfland se contentaient souvent de niveaux de rémunération inférieurs, si bien que la vraie solution eût été de rémunérer équitablement « étrangers » et indigènes.  Ce qui eût eu comme effet de bord favorable de permettre aux femmes naines du Dwarfland d’obtenir également une équité salariale souhaitable. Mais Reblochon parvint à diriger sa campagne de telle manière que beaucoup de citoyens nains soient persuadés que limiter le nombre d’étrangers sur territoire du Dwarfland étaient la solution à nombre de problèmes réels ou imaginaires.

Les pays voisins, qui avaient de longue date autorisé les nains à circuler sur leur territoire considérèrent avec quelque raison qu’il s’agissait d’une attitude arrogante et somme toute injuste, et répliquèrent avec sévérité, en limitant à leur tour l’accès à leurs propres ressources aux nains. Le conseil des sages se trouva soudain submergé de travail pour tenter simplement de résoudre les très nombreux problèmes parfois inattendus que l’application de cette initiative  impliquait. La surcharge de travail empêchait les sages de s’occuper d’autres problèmes au moins aussi importants, et qui concernaient l’avenir de Dwarfland. Reblochon avait atteint un premier objectif : museler le conseil des sages en l’inondant de travail inutile et improductif, et limiter le pouvoir de décision des sept sages. Ce qui lui laissait le champ libre pour de nouvelles initiatives tout aussi saugrenues. Ce fut dans les années qui suivirent un déluge de propositions délirantes, dont la plupart fut rejetée, mais qui eut aussi comme effet de bord d’agacer profondément certaines couches de la population du Dwarfland, et d’inciter certaines minorités à des attitudes radicales, voire xénophobes.

Des incidents, tout d’abord marginaux, puis devenant de plus en plus fréquents, furent constatés. Quand un jour un attentat fut perpétré au nom d’un groupuscule inconnu qui se prétendait élu par des extraterrestres pour nettoyer Dwarfland de ses péchés, Reblochon déposa immédiatement une initiative pour fermer davantage les frontières, requérant de chaque visiteur un visa qu’il devait se procurer à grands frais pour pénétrer dans le territoire dwarfien. Inutile de préciser que les pays voisins ne demeurèrent pas en reste; l’isolement de Dwarfland devint quasi total; le chômage augmenta pour atteindre un dwarfien sur trois, des pans entiers de l’économie comme le tourisme et la finance s’étant effondrés. Reblochon se considérait comme vengé; c’est d’ailleurs à cette époque-là qu’il mourut, à un âge avancé; suffisamment avancé pour lui avoir permis de ruiner Dwarfland pour la satisfaction de sa vengeance personnelle.

Bien sûr, ce n’est qu’un conte : si vous aviez l’envie de tirer un parallèle avec une situation qui pourrait vous sembler analogue quelque part dans le monde, ce ne serait sans doute pas très raisonnable; cela n’existe pas, des gens pareils ! Mais il y a tout de même quelques réflexions à tirer.

La démocratie peut être instrumentalisée par un homme puissant et intelligent, qui sait tirer parti des insatisfactions toujours latentes de certains groupes de personnes, surtout quand cet homme est guidé par un mobile personnel qui fausse son discernement. L’ Allemagne en sait quelque chose, puisque Adolf Hitler (obnubilé par l’affront infligé par les alliés lors du traité de Versailles, fruit de la première guerre mondiale) fut finalement élu démocratiquement le 30 janvier 1933, par des citoyens pas forcément plus mauvais ni plus bêtes que le nain moyen de notre Dwarfland. Un homme puissant est souvent ambitieux, et une humiliation publique peut servir de déclencheur à une monomanie l’incitant à la destruction pour motif de vengeance. Donc prudence ! Mais avec Jean Rostand, je dirais « Tant qu’il y aura des dictatures, je n’aurai pas le cœur à critiquer une démocratie ». Il faut simplement veiller à ce que cette démocratie ne devienne jamais le tremplin à une dictature.