En 1979, un informaticien génial et idéaliste de dix-huit ans, Dan Bricklin, fonda le logiciel Visicalc, un programme s’exécutant sur un ordinateur Apple II. Visicalc inaugurait le tableur et allait révolutionner le travail des comptables (et accessoirement doper immensément les ventes de Apple qui n’a jamais reversé un dollar à Dan Bricklin). Les brevets logiciels n’existant que depuis 1982 aux Etats-Unis, Visicalc fut abondamment copié et cloné (Multiplan, Lotus 1-2-3) en toute impunité; tout ceci pour en finir avec l’omniprésent Excel, dernier descendant d’une longue lignée de tableurs tous plus sophistiqués les uns que les autres, mais n’ayant fondamentalement pas grand-chose à rajouter aux fonctionnalités essentielles de Visicalc.
Cette révolution technologique eut une conséquence plus insidieuse que l’on ne commence à réaliser que 35 ans plus tard. Dans les années 80, un comptable était un travailleur acharné qui sur la base de paramètres immuables effectuait additions, soustractions et multiplications pendant d’innombrables heures pour parvenir à un résultat auquel on ne pouvait guère toucher sous peine de devoir tout recommencer. Or avec un tableur, ce travail se réduit à quelques secondes. Certains crieront au miracle technologique, mais les effets pervers s’avèrent nombreux.
Il est ainsi devenu aisé d’étudier l’effet des modifications de quelques paramètres sur un bilan global. Cela s’appelle de l’optimisation. Dans un projet de recherche financé par des fonds publics, on peut ainsi facilement jouer sur le taux de rémunération annoncé au bailleur de fonds relativement au taux de rémunération effectif d’un employé pour engranger des bénéfices qui iront on ne sait trop où, mais probablement pas à la recherche. Avant, ce n’était possible qu’au prix d’un effort gigantesque, donc on ne le faisait pas et la recherche engrangeait cet argent. Maintenant, il suffit de modifier légèrement le taux pour que le projet se termine effectivement à la date planifiée, et le reste peut servir à rémunérer d’autres postes déficitaires (ceux que certains de mes collègues appellent cavalièrement des « inutiles »).
Autre exemple : l’hôpital de Neuf Castel reçoit un malade en situation critique, les médecins se rendent rapidement compte qu’ils ne peuvent prendre en charge le cas, et on l’envoie par hélico à Bären Stadt où ils peuvent le traiter. Mais bon, du coup, Neuf Castel ne récupère pas l’argent du séjour du malade; alors dès le traitement effectué, ils font re-transférer le malade en leurs murs par ambulance pour le mettre aux soins intensifs chez eux, de manière à récupérer les nuitées. Il est bien sûr parfaitement logique (?) de placer en surveillance intensive un malade à 40 kilomètres du seul endroit où on est en mesure d’intervenir en cas de récidive (et, vérification effectuée, il ne s’agit aucunement d’un problème de places disponibles). Là encore, Excel a frappé en démontrant que le bilan, entre ce qui est remboursé par les assurances et ce qui est à la charge de Neuf Castel est plus favorable dans ce cas de figure, une opération quasi impensable effectuée manuellement sur les centaines de patients éventuellement incriminés.
Le tableur a donné aux comptables un pouvoir immense : d’obscurs manipulateurs de machines à calculer qu’ils étaient, ils sont devenus les vrais décisionnaires, ceux qui fournissent aux politiciens élus les arguments de décision. Ils ont le pouvoir, mais aucune formation en rapport, une éthique professionnelle inadéquate; et surtout, aucune légitimité. Tous les grands acteurs politiques utilisent des comptables pour étayer leurs discours, mais la puissance du tableur permet de faire dire à peu près n’importe quoi à une quelconque série de chiffres, et ces projections ne coûtent rien.
Le tableur est une bénédiction pour le comptable. Mais le comptable est-il une bénédiction pour la société ? Certainement pas dans son nouveau rôle d’ordonnateur de la politique mondiale, ou (plus près de mon expérience personnelle) en tant que directeur des recherches dans un institut de hautes technologies. Quant un comptable dit qu’un projet doit se terminer à tel jour et telle heure, au mépris de l’état effectif du projet, ce comptable outrepasse totalement son rôle (d’autant que lui n’a pas le souci de virer les gens, c’est les gens des Ressources Humaines qui le font). Malheureusement, il y a de plus en plus de directeurs d’instituts de recherche qui obéissent aveuglément au comptable, tant la place qu’il a prise est devenue redoutable et son rôle redouté.
Courage, le comptable sera bientôt remplacé par un robot comptable. Je ne suis pas certain que cela représentera un bienfait, mais cela fera toujours une personne de mauvaise foi en moins.