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Conte russe

Evgueni Poderenkov était dans sa chambre d’hôtel à Moscou, pas très loin du Kremlin, en train de s’allumer une dernière cigarette avant de dormir. Il craqua une allumette pour ce faire, et apprécia la première bouffée de fumée. Sa cigarette terminée, il alla se coucher. Il ne remarqua pas que l’allumette avait projeté une particule incandescente sur le tapis, et que celui-ci commençait doucement à brûler, comme un simple rougeoiement tout d’abord, qui s’étendit lentement jusqu’à former une tache. Au milieu de la nuit, un courant d’air attisa la flamme, et le rougeoiment devint une flamme qui ne parvint pourtant pas à réveiller Evgueni Poderenkov. Ce ne fut que lorsque la braise se fut muée en véritable feu que Evgueni Poderenkov fut tiré de son sommeil, suffoquant du fait de la fumée. Il tenta maladroitement d’éteindre le sinistre, mais devant l’inanité de ses efforts, il sortit de sa chambre en pyjama et donna l’alarme dans l’hôtel.

Le personnel mit quelque temps à réagir, laissant ainsi au tapis en flammes l’opportunité de devenir incendie. Un incendie suffisamment important pour que les modestes extincteurs du personnel de l’hôtel, enfin réveillés, s’avèrent inefficaces, Le feu se propagea rapidement dans les étages dépourvus de protections pare-feu. Les pompiers, avertis trop tard, arrivèrent quand l’hôtel était déjà en flammes; ils ne purent qu’essayer de protéger les bâtiments avoisinants contre la propagation du brasier.

Ils ne furent en revanche pas en mesure d’empêcher le feu de se propager aux conduites de gaz du quartier; les conduites n’étaient pas de la première jeunesse, et les vannes de sécurité destinées à éviter la propagation du feu dans le circuit d’alimentation n’étaient pas toutes entièrement fonctionnelles. De plus, de nombreux établissements avaient, à l’époque des restrictions d’énergie après la chute de l’URSS, constitué des réserves de gaz clandestines dans des réservoirs moyennement sécurisés, si bien que les conséquences s’avérèrent désastreuses. Le quartier tout entier explosa, et le nuage de poussière fut visible loin à la ronde, arborant une forme de champignon bien connue et redoutée.

Le commandant en chef des armées était exceptionnellement à Moscou cette nuit-là, où il avait passé la soirée en compagnie du ministre de la Défense pour une soirée de travail qui s’était prolongée tard dans la nuit, et avait nécessité beaucoup de vodka pour soutenir la réflexion. Le commandant avait, en guise d’expérience du combat, le souvenir de films d’archives à la gloire de l’armée rouge lors de la Deuxième Guerre Mondiale, ainsi qu’une connaissance approfondie du contenu des réserves du bar servant de mess aux officiers supérieurs supervisant l’opération militaire spéciale en Ukraine. Le serviteur de l’Etat quant à lui, avait trouvé son portefeuille de ministre dans le slip de sa jeune sœur qu’il avait présenté à un moment opportun au président de la Sainte Russie. Ils étaient dans un hôtel en bordure de la zone de déflagration, et leurs compétences réunies permirent aux deux personnages de conclure à une attaque ennemie; alors que le commandant penchait pour une attaque venant d’Ukraine, le ministre penchait plutôt pour une attaque venant de l’OTAN, vu le caractère sans doute nucléaire d’un missile capable d’occasionner une telle déflagration. Comme ni l’un ni l’autre n’avaient jamais assisté à l’explosion d’une bombe atomique (sauf dans des films d’archives ennuyeux et mal filmés, souvent même en noir et blanc), et n’avait que rarement assisté à l’explosion d’une bombe conventionnelle (même s’ils étaient à l’origine de nombre d’explosions de ce genre, mais c’était sur les têtes de civils de la partie adverse, alors c’est moins grave, n’est-ce pas ?), être soudain confronté à une grosse explosion leur faisait songer spontanément au pire. D’autant que les miasmes de la vodka de la soirée précédente ne tendaient pas à améliorer les capacités de discernement de ces deux hauts fonctionnaires. Les offices chargés de la défense n’avaient rien vu venir, et les rapports de police faisant état d’un incendie suivi d’une explosion de gaz furent balayés (les flics sont notoirement incompétents, c’est bien connu), et on avertit finalement le chef de l’Etat d’une probable attaque (peut-être nucléaire) de la Mère Patrie par les troupes de l’OTAN. Le président, en repos dans sa modeste datcha au bord de la Mer Noire, après avoir longuement écouté les explications de ses deux hauts fonctionnaires, décida de rentrer immédiatement à Moscou, et donna l’ordre, au moyen d’une procédure simplifiée qu’il avait lui-même mise sur pied aux débuts de l’opération militaire spéciale, de lancer deux missiles tactiques à ogive nucléaire sur Kiev et sur la base de l’OTAN la plus proche, en Pologne. Il précéda ces tirs d’une annonce sur la télévision d’Etat, mais ne prit pas contact avec les forces armées adverses, puisque ces dernières avaient selon toute probabilité utilisé l’arme nucléaire sans avertissement préalable, au mépris des conventions. Conventions qui par ailleurs étaient commodes quand elles pouvaient servir vos propres arguments, mais sources d’ennuis (et donc à balayer) en toute autre circonstance.

C’est ainsi que la Russie entra en guerre nucléaire avec l’OTAN. Dans la foulée, la Corée du Nord déclara la guerre à la Corée du Sud et aux Etats-Unis, et la Chine fut contrainte de suivre le mouvement. La pollution générée par cette conflagration mondiale fit probablement davantage de morts que les explosions atomiques elles-mêmes, en dépit de la brièveté du conflit proprement dit. La planète Terre expérimenta un hiver nucléaire qui allait durer suffisamment longtemps pour que la civilisation ne soit plus jamais ce qu’elle avait été avant que Evgueni Poderenkov n’allume sa cigarette dans cet hôtel au centre de Moscou.

Moralité :


Ce conte est fortement inspiré d’une chanson de Mani Matter, « I han es Zündhölzli azündt« . Mani Matter est un chanteur, auteur et compositeur bernois très célèbre décédé en 1972, assez peu connu dans les pays francophones en raison de sa volonté de s’exprimer en dialecte bernois (Bärndutsch). Stephan Eicher a repris une chanson de son répertoire (« Hemmige« ) pour lui rendre un hommage mille fois mérité.