Il y a une quarantaine d’années (j’étais jeune alors !), au mois d’avril ou mai, on se réveillait aux Monts vers 5 heures du matin avec les chants d’oiseaux omniprésents. Ce réveil en fanfare ornithologique n’était de loin pas l’apanage de la maison des Monts, située dans une clairière en pleine forêt : même dans le petit appartement situé au chemin de Bonne-Espérance que j’occupais en semaine, dans le vallon de la Vuachère à Lausanne, les oiseaux se manifestaient au printemps et réveillaient les habitants au son de leurs mélodies enjouées.
Depuis quelques années, s’il y a toujours des chants d’oiseaux au printemps aux Monts, la sérénade est devenue beaucoup plus discrète; il n’est même pas évident de compter sur les passereaux pour se réveiller de bon matin : il vaut mieux programmer son smartphone pour partir en promenade de bon matin. Quant à compter sur les chants d’oiseaux dans une région moins forestière, mieux vaut ne pas y songer. La raison en est bien sûr la diminution drastique du nombre d’oiseaux, et la principale cause de cette diminution n’est pas le réchauffement climatique, mais la baisse du nombre d’insectes, et corollairement un manque de nourriture pour les oiseaux. Pour donner un exemple, un couple de mésanges charbonnières a besoin, en période de nidification, de 500 chenilles par jour. Eliminer les chenilles à l’aide de pesticides revient à éliminer les mésanges charbonnières; lors de la controversée conquête de l’Ouest américain, les tuniques bleues n’ont pas fait autrement : ils ont massacré les bisons pour éliminer les amérindiens.
A cette même époque, lorsque je me rendais dans l’Hérault pour des visites familiales, il était nécessaire de s’arrêter relativement fréquemment pour nettoyer un pare-brise complètement maculé d’impacts d’insectes. Ceux qui se sont récemment rendus dans le Sud de la France peuvent en témoigner : les impacts d’insectes sur les pare-brise sont devenus relativement rares, et on peut assez couramment parcourir le trajet de Lausanne à Sète sans actionner le lave-glaces. D’aucuns diront que c’est plus confortable ainsi. Peut-être, mais c’est un appauvrissement : dans un désert, il y a peu d’insectes aussi.
Pourquoi cette disparition ? La réponse est bien connue, et a été rappelée le 16 septembre 2021 dans une émission de la série « Temps Présent » de la RTS : « Pesticides, à quand la fin du carnage ?« . L’usage généralisé d’insecticides dans l’agriculture est en passe de provoquer l’une de ces monumentales extinctions de masse dont notre planète Terre a déjà connu quelques exemples. La météorite qui a probablement exterminé (ou achevé, selon certains) les dinosaures à la fin du Crétacé a certes été plus brutale (plus de 20 milliards de bombes atomiques de type Hiroshima), et ses victimes plus volumineuses (la plupart des mammifères et des dinosaures), mais en termes de nombre d’êtres vivants, la dramatique réduction de la biodiversité actuelle est à moyen terme tout à fait comparable aux effets de l’astéroïde ayant causé l’impact du cratère de Chicxulub, dernière extinction de masse enregistrée avant nos jours.
L’agriculture se fonde sur trois produits (dits phytosanitaires, pour éviter le qualificatif de toxique, ou pire, de poison) de la chimie moderne : fongicide, herbicide et insecticide. Les trois produits sont éminemment nocifs, mais leur dangerosité est relativisée par l’industrie agro-alimentaire. La logique voudrait qu’un produit qui tue les insectes n’est pas inoffensif pour les autres êtres vivants. Ce qui extermine une chenille peut difficilement faire du bien à une abeille, et manger une chenille empoisonnée ne doit pas être forcément très bon pour la mésange charbonnière. Mais cette logique est systématiquement contredite par des rapports prétendument scientifiques commandés par l’industrie agro-alimentaire; et quand des personnes atteintes de cancers probablement causés par des produits phytosanitaires (comme les herbicides répandus par hélicoptère tout près d’habitations en Valais) intentent un procès, ils se retrouvent en face d’une armada d’avocats de haut vol contre lesquels l’argumentation des plaignants est pour le moins difficile (mais possible). C’est cette industrie, et non les paysans (qui font ce que l’on leur dit qu’il est bien de faire, et sont parfois pénalisés s’ils font autrement) qui fait planer un danger au moins aussi grand que le réchauffement climatique sur la vie sur Terre, et probablement à plus court terme. Elle cultive le déni comme cela a été déjà réalisé par le passé, dans le cas du scandale de l’amiante (notamment en France, où des scientifiques de renom, financés par les grands groupes industriels, ont nié la dangerosité du produit) ou dans le cas de la cigarette, dont les dangers ont été longtemps niés par l’industrie du tabac. Soit dit en passant, on peut d’ailleurs se poser des questions similaires pour la pollution électromagnétique, dont les hypothétiques dangers sont systématiquement tournés en ridicule par les opérateurs de téléphonie mobile.
L’industrie agro-alimentaire figure en bonne place dans les listes d’investissements des banques, en particulier des banques centrales. Elle est en bonne compagnie, avec les industries du pétrole et du charbon, entre autres. Des industries « durables » ? Telle n’est apparemment pas la préoccupation maîtresse des investisseurs, pour qui le seul objectif à considérer est le retour sur investissement. Certains commencent toutefois à se demander jusqu’à quel point le profit à court terme l’emporte sur la stabilité à moyen terme. Ainsi, les banques centrales (enfin, certaines d’entre elles, dont la Banque Centrale Européenne) sont en train d’élaborer des stratégies d’investissements durables. Elles ont fini par comprendre que continuer à investir dans le charbon ou dans des entreprises peu responsables constituait à terme un autogoal, dans le sens où le dérèglement climatique ou l’anéantissement de la biodiversité allaient forcément invalider les investissements par les catastrophes de plus en plus prévisibles engendrées. L’initiative me semble louable, et pour tout dire raisonnable, tant les catastrophes d’origine naturelles, le plus souvent associées au réchauffement climatique, vont dans les prochaines années plomber les investissements par des dégâts qu’il faudra bien réparer à grands frais, d’une manière ou d’une autre.
Remarquons au passage la remarquable et remarquée indifférence de la Banque Nationale Suisse. Hormis les entreprises politiquement très incorrectes (esclavage, travail des enfants, etc…) elle ne connaît guère de conditions limitant les investissements. Le mandat est de réaliser des investissements rentables, même et surtout à court terme, et pour le reste, qu’importe. Reconnaissons que la Banque Nationale Suisse fait cela très bien, avec une masse pécuniaire de tout de même 270 milliards de francs. Il est vrai que relativement à la dette des Etats-Unis, (plus de vingt mille milliards !) ce sont des broutilles, mais bon… Toutefois, je trouve navrant, pour ne pas dire révoltant, que mes impôts servent aussi à investir dans le charbon et le glyphosate.
Reste que l’usage généralisé de pesticides dans le domaine agricole constitue une menace très sérieuse à court terme; probablement plus sérieuse et plus difficile à éviter que le réchauffement climatique. Une initiative populaire visant à l’abandon de ces produits nocifs a récemment été balayée en Suisse, si bien qu’il va falloir encore patienter. Les abeilles et les oiseaux pourront-ils patienter également ? Et pendant combien de temps ? Pour certaines espèces, c’est déjà trop tard, et pour nombre d’autres, les temps sont durs.
Si Dylan le voulait, il pourrait, bien mieux que moi, rajouter une strophe à Blowin’ in The Wind aujourd’hui…
How many years will it takes from now on,
Until the last birds vanish ?
The answer my friend, is blowin’in the wind…