La société de la désinformation

J’ai par le passé pu discuter du fait que Internet est né d’une coalition improbable de militaires, d’intellectuels et de hippies… Les militaires sortant de la guerre de Corée et englués dans celle du Vietnam aspiraient à la paix; les hippies avaient une philosophie de vie en paix peut-être déraisonnable, mais en harmonie avec les aspirations de ces militaires fatigués de trop d’horreurs. Les intellectuels avaient un credo : l’échange d’informations allait sauver le monde; il suffisait de dire à l’adversaire à quel point on était heureux pour que la Terre entière bascule dans la démocratie. Les intellectuels ont inventé Internet avec cet objectif, et les militaires l’ont financé. Pour que l’échange d’informations soit efficace, il fallait que les médias soient gratuits : Internet a été gratuit. Accessible à tous; enfin, presque. Internet était considéré par beaucoup, à ses débuts, comme une arme permettant d’assurer une paix durable et de promouvoir les droits de chacun, par le libre accès à l’information qu’il allait garantir. Credo : comment croire encore en un dictateur lorsque l’on sait à quel point cela se passe bien dans une démocratie occidentale ?

Les concepteurs d’Internet ont été à plusieurs titres des visionnaires; ils avaient prévu le succès de leur réseau à une époque où l’on pouvait compter le nombre d’ordinateurs aux Etats-Unis sur les doigts des deux mains. Je me souviens d’un cours que j’ai suivi à Lannion dans les années 1976-77 où un maître de cours ironisait sur le fait que les adresses du protocole réseau ARPAnet (qui allait devenir plus tard le réseau IP, Internet Protocol) utilisaient un champ de 32 bit. Il commentait, avec un sourire condescendant  » Vous imaginez un monde avec 2 puissance 32 ordinateurs ?« . Ils ont été visionnaires, mais pas suffisamment : il y a bien plus de 2 puissance 32 objets connectés à Internet dans le monde à l’heure actuelle.

C’est dans les années 80 (bien avant l’apparition du World Wide Web) qu’apparaît la notion de société de l’information. Sans proposer de définition précise, on commence à appréhender le rôle que va jouer l’information dans la société à venir; les scientifiques sont bien sûr les premiers à appréhender ce rôle, dans le monde de l’échange de documents scientifiques, le transfert de fichiers informatisés représente une révolution relativement à la publication habituelle d’articles scientifiques. La médecine va également bénéficier de cet échange facilité d’informations qui va permettre des progrès inimaginables dans la précision du diagnostic, et dans la pertinence des soins appliqués. Mais le grand public devra attendre l’apparition du World Wide Web et les années 1990 pour appréhender cette révolution.

Les concepteurs d’Internet avaient rêvé d’un monde où l’information circulait librement dans le monde entier; mais ils avaient là encore sous-estimé leur réalisation. Lorsque le World Wide Web devint populaire, à partir des années 1995. la masse d’informations disponible devint si considérable que les utilisateurs se virent contraints d’effectuer des sélections. Ils allaient consulter un site bien précis pour obtenir les informations, et négliger les autres, soit parce qu’ils n’étaient pas au courant de leur existence, soit parce qu’ils n’avaient pas le temps de se préoccuper de plusieurs sources d’informations. Ce fut l’apparition de la première source de segmentation de l’information; cette segmentation avait toujours existé dans la réalité, la vision communiste des évènements différait de la vision occidentale; mais Internet avait été construit pour lutter contre cette dichotomie, et elle se manifestait à nouveau dans le cadre du réseau même qui avait été construit pour éviter cette séparation.

Plus tard, les réseaux sociaux allaient porter un coup sévère à la neutralité d’Internet en favorisant l’apparition de groupes d’intérêt. L’apparition des smartphones joua aussi un rôle essentiel dans cette segmentation : il est compliqué de chercher une information sur le réseau en utilisant un smartphone, en revanche, on l’obtient souvent par un message spontané venant du groupe d’intérêt auquel on est abonné. De plus, on consulte un smartphone dans toutes les situations d’itinérance possible et imaginables, dans un contexte où l’on n’a peut-être pas l’occasion ou l’envie de vérifier le bien-fondé de telle ou telle affirmation. Ces groupes d’intérêt, souvent simples trombinoscopes à l’origine, comme Facebook, remplacèrent souvent les sources d’information officielles; à quoi bon aller rechercher une information qui vous est apportée directement sur votre smartphone ? Mais aussi, comme il est difficile de vérifier cette information sur ce même smartphone, on va avoir tendance à la prendre pour argent comptant. Sous sa forme la plus tendancieuse, le microblogage (X, Bluesky, TikTok, Mastodon), l’information est servie « brute », sans commentaire, en temps réel; à chacun de l’interpréter, de l’utiliser et de la propager comme il l’entend. Cela permet de consommer très rapidement de l’information, mais tend à la décontextualiser complètement. Une opportunité rêvée pour celui qui désire propager de fausses informations (qui a mentionné un président des Etats-Unis, au fond de la classe ?), ou des informations biaisées. Les influenceurs, les adversaires de la démocratie et les complotistes de tout poil ne s’y sont pas trompés et ont rapidement su infiltrer ce genre de groupes en les intoxiquant de fausses informations. Des acteurs ont même dépensé des sommes colossales pour prendre le contrôle de certaines plateformes, conscients du pouvoir qu’ils pouvaient en retirer.

Ironie : Destiné à propager une information de qualité, Internet est devenu un véhicule disséminant des informations non vérifiées et le plus souvent fausses; un véhicule de désinformation, en quelque sorte. Plus grave, certaines applications ont permis à des acteurs peu scrupuleux de segmenter le réseau, et partant l’information diffusée de telle sorte que l’esprit critique qui devrait présider à l’interprétation de toute information ne puisse plus s’exercer normalement.

Internet est né d’une coalition improbable de militaires, de hippies et d’intellectuels, avons-nous dit. Il est en train d’être détruit par une coalition tout aussi improbable de dictateurs, de multimilliardaires et d’ignares complotistes et conservateurs. Internet sera détruit par ceux-là même qu’il entendait combattre. Ce qui devait être la société de l’information est devenu la société de la désinformation.

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