Vous avez sans doute vu passer cette information il y a quelque temps :Google sanctionne le site Viagogo en le rétrogradant dans les rankings de ses résultats de recherche. Viagogo est un site de vente en ligne de tickets pour des manifestations, concerts, etc… Il paie (probablement très cher) Google pour que les recherches le fassent apparaître en tête de liste; ainsi, jusqu’il y a peu, taper « billets fête des Vignerons » dans le moteur de recherche faisait apparaître cette page en tête de liste au lieu de celle-ci, qui est la page officielle. La controverse est liée à des pratiques peu recommandables de Viagogo qui vend parfois des billets à un tarif nettement surévalué, voire des billets invalides.
A priori, on devrait donc féliciter le moteur de recherche pour sanctionner un comportement peu scrupuleux de l’un de ses clients. Mais cette anecdote laisse également planer un léger malaise : plusieurs plaintes ont été déposées contre Viagogo, mais la première sanction provient d’un acteur privé plutôt que d’une entité juridique reconnue. Idéalement, on aurait peut-être préféré qu’une décision légale condamne le site de vente de billets, et qu’en conséquence Google décide de sanctionner un acteur jusque là protégé par la présomption d’innocence. Sauf que d’ici qu’il y ait une décision juridique (et de la part de quelle autorité de quel pays, au juste ?) de très nombreux avocats vont pouvoir s’offrir de très belles villas avec de non moins spectaculaires dream-cars stationnées à côté d’une piscine peuplée de naïades à la plastique avantageuse…
Il ne s’agit bien sûr pas de critiquer la décision (à mon humble avis judicieuse) de Google, même si elle est bien davantage motivée par un souci d’image qu’un souci de probité ou de justice; mais on ne peut s’empêcher de constater que (dans le monde de l’information en tous cas) les décisions sont de moins en moins le fait d’autorités officiellement reconnues, de plus en plus fréquemment remplacées par des décisions prises de manière unilatérale par des acteurs privés.
Autre exemple,le cas du Nutri Score. Un code de couleurs sur le modèle de l’étiquette énergie, simple, lisible et facile à interpréter. Sauf que le nutri score fait l’objet de débats controversés : trop simple, peu précis, ne donne pas les raisons qui font qu’un soda est déconseillé, etc… L’obligation de mentionner les ingrédients serait nettement préférable, selon certains; le fait que cette mention soit faite en lettres lilliputiennes de couleur noire sur fond rouge foncé et comporte (pour autant qu’on parvienne à les déchiffrer dans un supermarché encombré et sans les lunettes restées dans la voiture) des indications claires et précises comme « anti-agglomérants (E535) » ne semble pas perturber les détracteurs du nutri score. Notons au passage que l’étiquette énergie fait moins débat, bien que techniquement elle souffre des mêmes inconvénients, car un mauvais score énergétique d’une automobile ne permet pas de savoir si le problème réside dans les rejets de CO2 ou la pollution en NOx (oxydes d’azote), par exemple…
Récemment, devant les tergiversations des autorités compétentes (ou s’autoproclamant comme telles), des entreprises privées (Nestlé, pour ne citer que celle-ci) ont décidé d’adopter le nutri score à large échelle pour leurs produits. Il aurait probablement été plus avantageux, du point de vue du consommateur, que le législateur impose la présence de cet étiquetage sur tous les produits, plutôt que de voir les articles de quelques producteurs (non des moindres, il est vrai) ainsi évalués.
Il y a de nombreux autres exemples que l’on pourrait citer, notamment dans le domaine de la sécurité informatique : pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas encore été en mesure de définir une crypto-monnaie basée sur l’Euro, alors que Facebook définit de son côté le Libra ? On peut trouver d’autres cas de figure, même dans le cadre pourtant brûlant (sans jeu de mots) du domaine écologique. Dans chacun de ces cas, le pouvoir politique et législatif, théoriquement seul habilité à définir le cadre légal associé à une activité touchant le domaine public, est dépassé par l’initiative d’une entreprise souvent multinationale. Le fait que cette initiative soit ou non judicieuse n’est en l’occurrence pas significatif; mais le fait est que notre environnement social se trouve de plus en plus souvent défini par l’initiative privée. Or, les intérêts d’une multinationale diffèrent des intérêts de la population d’un pays. Une entreprise doit en toute logique d’abord considérer son propre développement avant de se préoccuper du bien-être de la population. Même si, dans de nombreux cas, ces intérêts peuvent coïncider, ils peuvent aussi parfois diverger considérablement. C’est le rôle du pouvoir politique d’anticiper ces divergences par l’usage d’un cadre légal judicieux.
La tendance actuellement constatée est une certaine démission du pouvoir politique, en particulier dans le domaine, très mouvant il est vrai, des technologies de l’information. Considéré comme peu sensible jusqu’il y a une dizaine d’années, ce domaine devient de plus en plus prépondérant dans notre civilisation du vingt-et-unième siècle. Omniprésent dans notre cadre social, l’environnement numérique constitue encore en grande partie une zone de non-droit où les arnaques restent majoritairement impunies, et où les mécanismes de régulation sont presque uniquement contrôlés par les grands groupes informatiques ou des sociétés spécialisées. Et je ne suis pas certain que cela constitue une préoccupation majeure pour notre ministre de l’Information en Suisse, ministre d’ailleurs inexistant et dont la responsabilité serait à chercher quelque part entre le Département Fédéral de Justice et Police (DFPJ) , le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) et le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS). Trois ministères pour une problématique largement commune… On pourrait argumenter qu’il faut bien cette redondance pour faire face à la complexité du problème. Les mauvaises langues diront qu’avec trois ministères concernés, il est plus facile de se « refiler la patate chaude« . De quelque manière que l’on considère la situation, le constat reste le même : alarmant…
Le gouvernement suisse n’a par ailleurs pas l’apanage de l’incompétence dans ce domaine. Il existe peu de gouvernements dotés de structures réellement compétentes en la matière. Tout au plus essaie-t-on timidement de récupérer quelques miettes des fortunes que les GAFA rapatrient aux Etats-Unis, et ceci de manière plutôt frileuse, et sans grand espoir. A quand un gouvernement mondial piloté par Google ? Ou est-ce déjà le cas ?