J’écoutais d’une oreille distraite l’autre jour notre ministre en charge du département des Finances, madame Karin Keller-Suter (KKS pour les intimes), discourir sur la politique poursuivie par le Conseil Fédéral. Il a beaucoup été question de chiffres, d’objectifs financiers, et de stratégies pour limiter les dépenses publiques. Madame Keller Suter est sans conteste une femme supérieurement intelligente et très difficile à prendre en défaut; aussi n’essaierai-je même pas ! Mais en gros, le discours de madame Keller-Sutter réside en deux maîtres-mots : austérité et frein à l’endettement. Ce n’est pas une vision qui me donne particulièrement envie de l’avenir; je dois même dire que c’est un discours qui me laisse un peu indifférent, voire découragé. L’avenir, qui verrra madame Keller-Suter présider aux destinées de notre pays, me semble gris et sans opportunités.
Où sont les leaders radicaux du dix-neuvième siècle, qui ont mis sur pied une Constitution fédérale moderne, révolutionnaire, qui a assuré au pays une prospérité et une stabilité que beaucoup de nos voisins nous envient ? Les leaders radicaux actuels sont plutôt du genre à tenir un discours minimaliste, à l’exemple de M. Nantermod qui répète à chaque projet proposé que « Oui, mais non, parce que si on donne quelque part, il faut prendre ailleurs, vous comprenez, c’est comme les vases communiquants« . Les projets même les plus minuscules s’achoppent à cette logique de gagne-petit. Il n’y a que l’Armée qui parvienne à se doter de financements dignes de ce nom; ce qui ne signifie pas que l’Armée ait des projets ou constitue en soi un projet, bien évidemment. La crainte devant un ennemi supposé ou imaginé ne peut guère être qualifiée de projet d’avenir.
Par opposition, 1986 voyait la naissance officielle du projet européen au Luxembourg, après des travaux préparatoires entamés au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, aux environs de 1952. Tout d’abord initié sous la forme d’une communauté essentiellement économique, il était prévu de faire évoluer l’Europe vers un Etat Fédéral; un projet très ambitieux. Infiniment plus ambitieux que la mise sur pied des Etats-Unis d’Amérique, car il s’agissait ici de fédérer des Etats qui traditionnellement se faisaient la guerre depuis plusieurs siècles, comme la France et l’Allemagne, les deux principaux moteurs de la mise sur pied de l’Union Européenne. Mais il s’agit aussi d’un projet éminemment social, un véritable projet de société, puisqu’il vise à terme à rendre égaux les membres les moins nantis et les Etats les plus riches. Enfin, il s’agit d’un projet de société égalitaire vivant en paix, et le projet a été d’ailleurs récompensé du prix Nobel de la Paix en 2012. Ce fut à mon humble avis l’un des Nobel de la Paix les plus justifiés depuis bien des années…
Les premières fissures dans le projet apparaissent au début des années 2000, lors du refus de la mise en œuvre d’une constitution européenne : la France et le Danemark refusent cette Constitution; des pays de l’Est de l’Europe s’invitent dans l’Union Européenne, parfois plus pour profiter des crédits alloués au développement des Etats que pour réellement contribuer au projet. Finalement, en 2020, la Grande-Bretagne quitte le projet (Brexit), estimant que le coût en est trop élevé; au vu des résultats, on n’est pas certain qu’ils aient eu raison; mais ceci est un autre débat.
Dans les années 1990, la Suisse avait modestement cherché à adhérer à cet ambitieux projet; porté par deux conseillers fédéraux atypiques, René Felber et Jean-Pascal Delamuraz, venant de deux partis traditionnellement opposés, ils avaient initié une votation qui proposait aux Suisses de se rapprocher de l’Union Européenne par le biais d’un traité commercial nommé EEE (Espace Economique Européen); dans la foulée, le Conseil Fédéral déposait même une demande d’adhésion à l’UE. On connaît le résultat du scrutin populaire, et le discours désabusé de M. Delamuraz au soir de la votation, voyant le principal projet de sa carrière échouer sur l’autel du conservatisme gris et morose. Y a-t-il eu depuis cette époque un autre projet de société proposé aux citoyens helvétiques ?
Actuellement, le projet européen vit la crise la plus grave de son existence avec la montée de l’extrême-droite, et du conservatisme égoïste qui privilégie le profit individuel au bien-être commun; avec l’affaiblissement des deux principaux porteurs du projets que sont la France et l’Allemagne, on peut être inquiet pour le déroulement futur de ce projet pourtant unique au monde.
La France a ces dernières années sous la présidence d’Emmanuel Macron, montré deux visages à l’opposé l’un de l’autre. D’un côté, un sens de l’organisation exceptionnel ayant abouti à l’accomplissement de deux évènements majeurs qui ont fait l’admiration du monde entier : les Jeux Olympiques de Paris 2024, et l’inauguration, ou la résurrection, de Notre Dame de Paris. Deux évènements dont on avait prédit qu’ils étaient voués à l’échec, mais qui se sont avérés des projets magnifiquement conduits et exécutés. D’un autre côté, la France du désordre politique, d’un Parlement transformé en cour de récréation pour enfants immatures, la France qui vacille désormais dans une incertitude politique dommageable pour toute la société française, et aussi pour l’Europe, en tant que continent. Les projets évènementiels ont été maîtrisés bien au-delà de ce que l’on attendait de cette France réputée ingérable. Mais Emmanuel Macron a oublié d’imaginer un projet institutionnel qui puisse, sinon fédérer, du moins réunir autour d’une table, et d’une préoccupation commune les différentes factions politiques à l’oeuvre en France. Chaque orientation politique, laissée à elle-même, a oeuvré dans la médiocrité qui caractérise tout politicien normalement constitué : comment gagner les prochaines élections, comment s’arroger le pouvoir; ce qui ne peut guère aboutir à un consensus en fin de compte.
Nos gouvernements n’ont apparemment plus de projets de société; c’est passé de mode. Il faut parvenir à contrôler le budget, et maintenir les mécanismes de l’Etat en fonction. Le projet du gouvernement peut se traduire en deux mots de latin : le statu quo. Pas de quoi enthousiasmer qui que ce soit, en l’occurence.
Madame Keller-Suter, ( je m’adresse à vous, mais je pourrais m’adresser à n’importe lequel de vos collègues, bien sûr, alors ne le prenez pas personnellement); madame, c’est quoi, votre projet pour la Suisse ?