C’est plus de la photo !

Je discutais il y a quelque temps avec un ornithologue amateur chevronné, et plus généralement un passionné de vie animale avec lequel j’avais eu le privilège de parcourir le parc Krüger il y a quelques années; il m’expliquait qu’il avait arrêté de faire de la photo lorsque les appareils numériques étaient apparus. J’avais eu l’occasion de voir certaines de ses prises de vue argentiques, qui étaient de grande qualité, et lorsque je me suis permis de m’étonner de sa décision, il m’expliqua de manière fort péremptoire que : « La photo numérique, tu peux tout faire avec l’ordi, bidouiller comme tu veux, recadrer, retoucher, c’est plus de la photo ! Ca ne m’intéresse plus. »

Le ton était si catégorique que je n’ai pas insisté, comprenant que cela pourrait s’envenimer si je me mettais à argumenter différemment. Mais je n’en pense pas moins, et j’ai tout de même fait quelques photos qu’il n’a pas jugé bon de commenter de manière par trop négative. Il est vrai que je ne suis pas photographe animalier (si tant est qu’un amateur puisse se targuer du substantif « photographe », bien sûr) , et que lorsque je photographie un animal, c’est plus le contexte et le ressenti de l’image globale que la mise en évidence du sujet qui m’intéresse. Lorsqu’il faisait de la photo argentique, mon interlocuteur se focalisait sur le sujet, préparait son piège ou son affût longuement à l’avance, cassait les branchettes gênantes, préréglait son appareil éventuellement posé sur un trépied, et ensuite comptait sur ses réflexes et sa connaissance des habitudes de l’animal pour déclencher au moment le plus esthétique. Il avait une bobine de 36 vues 35mm, ou un rouleau de 200 vues chargé, et quand il avait exposé l’intégralité de sa pellicule, il devait opérer le changement, une manipulation non triviale dans un affût.

Par contraste, les photographes animaliers modernes utilisent des boîtiers qui sont de véritables usines à manipuler des pixels, qui font la mise au point quasi instantanément et sont capables de suivre le sujet en déplacement, même rapide. Ils peuvent opérer en rafale (jusqu’à 50 images par seconde, voire davantage), parfois en anticipant le déclenchement, et en prenant encore des vues après le déclenchement, ce qui permet de choisir l’instant optimal parmi plusieurs dizaines d’instantanés, à posteriori, tranquillement installé derrière son écran d’ordinateur, Si il y a une branche un peu gênante dans le cadre, il est possible de l’éliminer après coup à l’aide de logiciels spécialisés. Les cartes mémoire modernes peuvent accepter des milliers de prises de vues en haute définition, quand l’appareil photo ne se connecte pas à un disque portable (ou même au cloud) installé à l’abri et au chaud dans la poche du photographe ou dans un boîtier séparé. Ces nouvelles possibilités doivent elles être rejetées simplement parce qu’elles apportent un confort et des opportunités inconcevables avec le matériel d’antan ?

Il suffit d’écouter l’un des meilleurs photographes animaliers du moment, Vincent Munier. Lors d’une expédition en Arctique, où il a réussi quelques remarquables vues du loup arctique le photographe s’est rendu seul avec son matériel photo et son équipement de survie (une pulka et un sac lourd et volumineux) dans le désert gelé de l’Arctique et en est revenu, après un long séjour en autarcie, avec des dizaines de milliers de photos. Il raconte avoir, dans un moment privilégié, effectué 3000 prises de vues en à peine une heure ! Il est vrai que ce résultat est pratiquement impossible à obtenir avec du matériel argentique, sauf à utiliser de la pellicule cinéma et du matériel correspondant. Mais bon : « ce n’est plus de la photo« … Corollaire : le meilleur photographe animalier du moment n’est -du moins selon certains points de vue – pas un photographe.

C’est vrai que Vincent Munier « bidouille » probablement ses photos, à l’instar de la plupart des photographes utilisant du matériel numérique. Je ne connais pas ses techniques, mais je suppose qu’il aime, comme d’autres, accentuer les ambiances en jouant sur les contrastes et en estompant certains détails qui pourraient nuire à ce qu’il désire exprimer. Des logiciels comme Adobe Lightroom ou DxO Photolab excellent dans ce genre de tâches.

Thomas Delahaye, par exemple, a interprété une image de deux chamois (celle de gauche sur la vingt et unième ligne de la référence web) pour accentuer le caractère hivernal de leur habitat du moment.

Il a certainement dû, pour parvenir à ce degré de graphisme, gommer certains détails qui auraient pu troubler la lecture de cette photo, et jouer sur les contrastes pour obtenir l’effet graphique souhaité. C’est ce qui fait dire à mon ornithologue amateur que « Ce n’est plus de la photo ». Pourtant, pour ce qu’il me souvient de l’époque où je faisais des agrandissements dans ma salle de bains, il est aussi possible de « bidouiller » une prise de vues argentique en masquant certains détails lors de l’agrandissement; mais c’est vrai que c’est moins facile.

Peu importe, finalement : l’important, dans la photographie, à mon sens, est l’ensemble des choses que l’on communique à travers une prise de vues. Car photographier, cela peut être se fabriquer un souvenir, mais c’est surtout partager un instant -qui nous semble privilégié- avec d’autres. Dans cette optique, transmettre les émotions et les sentiments que la scène a inspirés au photographe est important, et s’il faut pour cela recadrer légèrement, ou accentuer quelque peu un contraste ou une saturation de couleurs, cela me paraît non seulement légitime, mais éminemment souhaitable. Et lorsqu’un nouvel outil permet de faire mieux, alors cet outil est justifié. Point barre.

En revanche, et là j’aurais tendance à abonder dans le sens de mon ornithologue amateur, de nombreuses applications permettent actuellement d’incruster des photos de personnages dans des scènes où ils ne figurent pas à l’origine; ceci a permis (et incitera de plus en plus dans le futur) à fabriquer de faux « témoignages », particulièrement difficiles à identifier comme tels . De longues années durant, une photographie a fait office de preuve juridiquement recevable; ce n’est plus le cas désormais. Mais ce n’est pas une utilisation qui me concerne personnellement; et ce n’est pas non plus un sujet de préoccupation de mon ornithologue amateur, à ma connaissance du moins.

Je persiste donc à retoucher -avec toute la parcimonie nécessaire – mes prises de vue dans l’optique d’une meilleure mise en évidence de l’impulsion qui m’a poussé à prendre la photographie. Je laisse ceux qui voient ces images juger si ma démarche est justifiée ou excessive. Et tant pis pour les pisse-froid qui voudraient me culpabiliser pour cela.

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