Montagnards ?

L’italien germanophone Reinhold Messner a été le premier alpiniste à gravir les quatorze sommets de plus de 8000 mètres de la planète; il a escaladé le premier en 1972, et le quatorzième en 1986, soit quatorze ans plus tard; il est considéré dans le milieu de l’alpinisme comme l’un des meilleurs du XXème siècle. Depuis, de nombreux ascensionnistes ont gravi les quatorze 8000 de la planète; lorsque Erhard Lorétan devint le troisième homme au monde à réussir cette série d’ascensions (entre 1982 et 1995), un sponsor lui proposa de tenter l’ascension de ces quatorze sommets en une année; Lorétan rétorqua que c’était impossible, sauf à utiliser une infrastructure très lourde et de l’oxygène, ce à quoi il se refusait

Nirmal Purja, en 2019, escaladait ces mêmes 14 sommets en l’espace d’une même année, utilisant l’hélicoptère pour relier les camps de base et l’oxygène pour gravir les sommets; puis, en 2023, son record de six mois et six jours fut pulvérisé par Kristin Harila et Tenjen (Lama) Sherpa en seulement 92 jours. Ce record est considéré par beaucoup comme le record au plus lourd bilan carbone que l’on puisse imaginer, en raison de l’utilisation massive de l’hélicoptère pour la liaison entre les divers camps de base, en éludant les marches d’approche et le transport du matériel. Quant à moi, même si je suis opposé à l’utilisation aussi massive d’infrastructures lourdes pour permettre des records finalement assez dénués d’intérêt, je pense que certains tour opérateurs (comme NAMAS Adventure, par exemple) proposant une ascension express de l’Everest et éventuellement du Lhotse ont un bilan carbone nettement plus catastrophique que l’alpiniste norvégienne. Par ailleurs, Kristin Harila détient de nombreux autres records (hommes et femmes confondus), comme l’ascension de l’Everest et du Lhotse en seulement 8 heures, ou 26 sommets de plus de 8000 mètres en un an et trois mois; mais finalement, peu importe. A ce propos, Nirmal Purja fut l’un des premiers à mettre en évidence la surfréquentation de l’Everest en postant une photo devenue célèbre d’alpinistes (désolé, je n’ai pas trouvé d’autres dénominations) faisant la queue pour atteindre le sommet. Dans sa critique, il a juste oublié qu’il faisait partie intégrante du problème…

Plus récemment, des ascensionnistes de l’Everest ont vu une corniche céder sous leur poids; il est certain qu’en faisant la queue sur une arête, on charge davantage les corniches de neige qu’en passant individuellement, même lentement…

George Mallory, décédé le 8 juin 1924 sur la crête nord de l’Everest, avait en son temps répondu à un journaliste qui lui demandait à quoi pouvait bien servir l’ascension de l’Everest, et pourquoi lui voulait le gravir, « Parce qu’il est là »  (Because it’s there). Je peux imaginer qu’une raison similaire motivait Edward Whymper ou Jean-Antoine Carrel, et tous les pionniers de l’alpinisme de haut niveau, les Rébuffat, Cassin ou autre Bonatti. Mais depuis, tous les sommets les plus célèbres de la planète ont été conquis; bien qu’il reste encore un nombre impressionnant de pics de plus de 5000 mètres où personne n’a jamais mis les pieds, il est difficile de se faire désormais un palmarès avec des premières ascensions. Alors, on en a fait un sport; l’évolution a commencé d’ailleurs d’une manière assez logique : si vous devez être dans une zone de mort, autant y rester le moins longtemps possible; ainsi, Erhard Lorétan et Jean Troillet réalisent l’ascension du couloir Hornbein à l’Everest et retour en quarante-trois heures, sans oxygène; même Reinhold Messner salue l’exploit. Mais l’histoire retiendra que Kristin Harila a réalisé l’ascension de l’Everest ET du Lhotse en huit heures.

Certains disent déjà que l’alpinisme, c’est foutu. La montagne est devenue un terrain de jeu au même titre qu’un stade d’athlétisme; lorsque je pratiquais assidûment le ski de randonnée, je m’énervais lorsqu’étaient organisées des courses de ski-alpinisme comme la célèbre patrouille des glaciers; avec le recul, je pense que j’avais tort de m’énerver, l’évolution était parfaitement prévisible; à force d’améliorer le matériel et les infrastructures (comme les refuges de haute montagne), on encourage de plus en plus de monde à venir partager le terrain de jeux. Un peu comme lorsque vous construisez une autoroute pour fluidifier le trafic : elle sera rapidement saturée par les personnes voulant profiter de l’infrastructure, alors qu’à l’extrémité de l’autoroute, ce sont toujours les mêmes villes et les mêmes rues qui sont censées avaler ce trafic supplémentaire.

Ceux qui pratiquent l’alpinisme en cherchant la performance sont parfois d’excellents alpinistes; le problème, c’est qu’ils ne prennent plus vraiment le temps d’analyser l’environnement dans lequel ils évoluent. Ce printemps, une équipe s’entrainant pour la fameuse Patrouille des Glaciers a été prise par une tempête de foehn aux environs de Tête Blanche. Les acteurs de ce drame étaient apparemment (je ne les connais pas personnellement) des personnes expérimentées, donc peu susceptibles de se laisser piéger par une tempête de foehn, un risque bien connu sur la crète des Alpes, et ayant déjà causé des décès dans des circonstances similaires par le passé. Les prévisions météo sont devenues raisonnablement précises, comment des personnes dites expérimentées (et je n’ai aucune raison d’en douter) peuvent-elles se laisser piéger ?

L’attitude d’un montagnard change considérablement selon qu’il entreprend une course censée durer quelques heures ou plusieurs jours; son matériel aussi d’ailleurs. Envisager une course de montagne sur le plan de la performance, c’est considérer, volontairement ou pas, le verre à moitié plein : l’équipement est, sinon minimal, du moins considérablement allégé; et comme on va vite, il y a de fortes chances qu’on soit en train de boire l’apéro lorsque la tempête surviendra. Et il y a le biais de l’hybris, assez commun chez l’humain, qui veut que l’on se sente suffisamment compétent (ou physiquement assez fort) pour faire face aux éventuels imprévus. Lorsque l’on part pour plusieurs jours, avec éventuellement un bivouac, l’attitude change notablement, on considère le verre à moitié vide, et on tend à envisager le pire comme la normalité, ou du moins, on s’astreint à y être préparé. Mon intention n’est pas de critiquer les malheureux acteurs du drame de Tête Blanche, mais je pense que considérer la montagne comme un espace dédié aux sports constitue une grave erreur, et accessoirement une faute de goût, indépendemment du fait que la surfréquentation qu’engendre cette attitude me déplaît souverainement, voire tend à m’indigner, même si je ne suis moi-même plus en mesure de pratiquer ce genre d’activités pour des raisons indépendantes de ma volonté.

Etre expérimenté en montagne n’implique pas que l’on soit montagnard; cela ne l’exclut pas non plus bien sûr. Mais l’évolution actuelle tend à privilégier l’expérience technique à une attitude sans doute moins prestigieuse et moins rapidement accessible, qui implique une approche plus lente, plus progressive, où l’expertise technique cède le pas à l’observation et à la compréhension, où la rapidité fait place à la circonspection, et où l’objectif de performance cède la place à l’émerveillement. Je ne veux pas prétendre que « c’était mieux avant », cela n’a pas de sens, « avant » ne reviendra plus; mais ceux qui veulent vraiment vivre la montagne n’ont pas besoin de chronomètre; ils n’ont même pas besoin d’un sommet à escalader : la merveille de la montagne est partout, les Alpes permettent des expériences uniques sans se sentir contraint de s’entasser dans un refuge bondé, ou de finir la course avant le départ du dernier car postal à Arolla. Mais bien sûr, le sac sera plus lourd, le matériel plus conséquent, car il faudra se prémunir contre des risques moins prévisibles.

Mais la montagne a un prix. Et un vrai montagnard est prêt à payer ce prix. Toujours. Mais on ne peut pas en comptabiliser le montant en euros ou en francs suisses. Ni en heures, minutes et secondes.

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