C’était il y a bien longtemps, lorsque je pouvais encore escalader des montagnes skis et peaux de phoque aux pieds, en compagnie d’amis enthousiastes. L’un de ceux-ci, en compagnie duquel j’ai vécu bien des aventures palpitantes et heureuses sur les sommets, possédait un anorak tout à fait remarquable. Il avait dû l’acquérir à l’époque de son adolescence, et le portait encore la quarantaine passée. Il avait été rouge à l’origine (du moins on le suppose), mais les rayons ultraviolets lui avaient conféré une teinte délavée tendant vers l’indéfinissable. Et surtout, il avait été maintes fois reprisé, raccommodé, réparé, rafistolé et recousu, si bien qu’il n’y avait plus guère de tissu d’origine sur cette vénérable pièce vestimentaire; mais mon pote tenait fermement à cet anorak, et je suppose que s’en séparer dut constituer pour mon ami un déchirement traumatisant. Lui seul pourrait décrire le drame qu’il a vraisemblablement vécu le jour où il n’a plus trouvé personne pour repriser la déchirure du raccommodage d’il y a trois ans, lui-même consécutif à une couture réparatrice antérieure ayant subitement lâché.
Je repense très souvent à « l’anorak à mon pote« . En fait, j’y repense chaque fois que j’utilise du matériel informatique ou téléinformatique, c’est-à-dire plusieurs fois par jour. En effet, les logiciels qui forment l’infrastructure de base de notre société numérique sont très semblables à l’anorak en question, et probablement nettement plus décrépits. Permettez moi de m’expliquer brièvement :
La transmission d’informations est basée sur le protocole IP (Internet Protocol) dont les prémisses datent de 1972, et la première version publiée (la version 4) de 1981. Dans le courant des années 1990 fut définie la version 6 (IPv6), mais actuellement encore les deux versions coexistent, et ce sont les anciennes adresses qui sont le plus utilisées. Chose intéressante, IP fut défini à l’origine pour le transfert asynchrone de paquets de données entre ordinateurs, mais est actuellement très largement utilisé pour la transmission de données synchrones comme la voix ou le streaming de vidéos; ceci n’est possible qu’en surdimensionnant largement le réseau de transmission pour minimiser les différences de temps de propagation entre les divers paquets, et en introduisant des mécanismes de compensation des écarts de temps de propagation à la réception de l’information. Certaines applications maîtrisant plus ou moins bien la compensation des distorsions de propagation se caractérisent parfois par un parasitage excessif des conversations téléphoniques, comme What’s App par exemple, lorsque le débit est plutôt faible. C’est un peu comme si « l’anorak à mon pote » était utilisé comme robe de soirée; mais je ne crois pas que mon ami ait été aussi loin dans l’utilisation de son cher vêtement.
Windows (les versions que nous connaissons actuellement) est basé sur Windows NT, qui est lui-même une évolution de VMS de Digital Equipment Corporation, soit des racines architecturales qui remontent à 1977 ! Combien de corrections, de réécritures partielles de morceaux de code, d’ajouts de fonctionnalités et de corrections de bugs (pardon, de « software updates ») ont elles été nécessaires pour en arriver à l’actuel Windows 11 ? Mac OS de son côté est basé sur UNIX BSD (1977) et sur NeXTSTEP (1989, lui-même dérivé de UNIX BSD). Là aussi, on ne compte plus les corrections, adaptations, mises à niveau nécessaires pour conserver à des systèmes vieux de plus de 40 ans un minimum de crédibilité. Et ce n’est pas LINUX, un avatar de Minix, lui-même une version amaigrie (micro-noyau) de UNIX, qui va briller par ses caractéristiques novatrices.
A l’heure des rançongiciels, comment est-il possible que ces systèmes d’exploitation réputés modernes soient incapables de détecter et d’interrompre un programme en train d’encrypter quelques térabytes de données, mais en revanche vous demandent vingt fois si vous êtes sûr de vouloir effacer le fichier tmp12324.tmp ? C’est parce que les rançongiciels n’avaient pas été prévus dans les années 1970, et ajouter cette fonctionnalité demande des modifications structurelles importantes. La notion de fichier date également des années 1970, et on n’a jamais cherché à la remplacer par quelque chose de plus utile, qui permette par exemple aisément de retrouver un contenu alors qu’on a oublié sa localisation physique. Alors, pourquoi ne pas écrire un nouveau système d’exploitation, à l’instar de mon pote qui a dû se résoudre à acheter un nouvel anorak à l’époque ? La réponse est évidente : ça coûte cher et cela ne rapporte pas grand-chose; jusqu’au jour où il y aura un gros, gros souci, comme ce que j’avais évoqué dans mon élucubration Exploit, ou comme ce qu’ont imaginé Philippe Monnin et Solange Ghernaouti dans leur roman « OFF« .
En attendant, c’est vrai que l’explorateur de fichiers ouvert sur mon écran dont le fond représente le Bryce Canyon enneigé au lever du soleil a de la gueule. « L’anorak à mon pote » ne peut pas rivaliser du point de vue esthétique, je crains. Mais du point de vue raccommodages et bidouillages, même tout à la fin de son existence, il était moins décrépit que nos systèmes informatiques. Beaucoup moins. Enfin bon, puisque vous lisez ceci, c’est que cela marche encore. Comme « l’anorak à mon pote » à l’époque…
Très intéressant, ton article sur ces protocoles qui s’incrustent dans les transmissions de certains systèmes d’exploitation dits modernes. Ce que je retiens, c’est que développer un nouveau système d’exploitation est coûteux et ne rapporte pas grand-chose. Un peu comme le développement de médicaments destinés à soigner des maladies (encore) rares… « jusqu’au jour où il y aura un gros, gros souci».
Comme tu le soulignes très justement, Windows est encore et toujours à la traîne. En tant que DBA, rien ne m’a fait plus rire que quand cette merveille s’est mise, au début des années 2000, à hoster des bases de données Oracle. Enfin, quand je dis « rire », je veux dire que jamais je ne me suis senti aussi proche de la crise de nerfs, raison pour laquelle j’ai toujours préféré travailler avec Unix qui ne prend pas ses utilisateurs pour des bébés. Oui, ces messages qui demandent une confirmation à tout bout de champ sont exaspérants. J’ai toujours envie de répondre « Merci de me le demander, j’adore jouer avec ma souris ». Mais Windows est très malin : il n’y a jamais, dans ces fenêtres, un espace réservé à un commentaire de l’utilisateur. Ce qui montre qu’ils ne veulent pas savoir si je suis seul ou si nous sommes nombreux dans la galaxie à vouloir les baffer. Windows n’est pas courageux…
Enfin bref. Il est vrai que mon anorak n’avait rien à leur envier. De plus, il était relativement chaud et surtout très beau (rouge, oui !) avec ses coutures vintage. Pour la petite histoire, j’ajouterai que je ne me suis jamais rendu à un évènement mondain vêtu de mon anorak. Les gens que j’y rencontrais ne méritaient pas que j’apporte autant de soin à ma tenue vestimentaire.
P. –S Je propose à ceux qui ont un cœur d’observer une minute de silence à la mémoire de mon cher Anorak disparu tragiquement après de nombreuses tentatives pour le ramener à la vie.