L’administration américaine de Donald J. Trump l’a fait : les opérateurs ont désormais le pouvoir d’influer sur l’accès à l’information en fonction de critères qui leur appartiennent. Potentiellement, cela ouvre de nombreuses possibilités aux opérateurs américains, au nom de la dérégulation, pour s’émanciper de lois dont l’administration Trump veut se débarrasser. Un opérateur comme AT&T ou Verizon peut ainsi « freiner » délibérément l’accès à une ressource par un particulier parce qu’il n’a pas souscrit à un abonnement spécial. On connaît ce mode opératoire avec la télévision, où l’on paie un surplus pour l’accès à un bouquet de chaînes particulier. Mais il est vrai qu’à la télévision, l’effet ressenti par le client est quelque peu différent.
Cette dérégulation américaine n’aura probablement pas une incidence particulière sur nous autres européens, du moins dans un premier temps : l’impact principal devrait se situer au niveau du réseau d’accès et ne pas avoir de conséquences négatives sur le réseau de transit dont nous dépendons lorsque nous consultons un site basé aux Etats-Unis. Mais on sait que les coutumes américaines (bonnes ou mauvaises) traversent assez volontiers l’Atlantique; il est donc raisonnable de s’inquiéter des conséquences possibles.
Dans un premier temps, la dérégulation n’est qu’un mécanisme permettant de se faire un peu plus de fric sur le dos du consommateur d’informations. Genre : » Vous avez le pack InTwo Basic à 30€ par mois; mais je vous conseille plutôt le pack InTwo Plus à 37€ qui comprend un accès prioritaire et préférentiel aux services de Facebook, par exemple ». En termes techniques, cela signifie que si vous ne choisissez pas le tarif le plus élevé, chaque paquet IP provenant de Facebook sera pénalisé d’un délai de commutation de 50 ou plus de millisecondes lors du passage par le serveur d’accès auquel vous êtes connecté. Pour l’opérateur, c’est plus compliqué puisqu’il doit gérer plus longtemps le paquet dans son routeur; mais que ne ferait-on pas pour se faire un peu plus de fric ? Sans parler du mensonge potentiel que le vendeur ne résistera pas à vous servir, puisque l’opérateur, en l’occurrence, ne vend pas un service supplémentaire, mais monnaye l’élimination du bridage intentionnel de ce service. Un peu comme si la voiture que l’on vous vend a le frein à main serré, et que le desserrage du frein est une option payante…
Mais cette dérégulation ouvre aussi la porte à d’autres craintes : rien n’empêche un opérateur de pénaliser un service ou un autre sur ce même principe. Lorsqu’il y a de la concurrence, le risque est moins important, du moins en théorie; mais on sait ce que signifie en réalité la notion de concurrence entre de grands acteurs comme les opérateurs de télécommunications, en l’occurrence ! La crainte de voir pénaliser des sources d’information n’est donc pas si théorique qu’on pourrait l’imaginer en l’absence d’une réglementation adéquate : tel site qui dénonce des tarifs excessifs de la part d’un opérateur pourrait devenir soudain difficile d’accès… Et chacun peut se laisser aller à imaginer d’autres scénarios, dans certains cas beaucoup plus inquiétants.
Je ne suis donc pas du tout persuadé qu’une déréglementation en l’occurrence soit une bonne chose, même si on peut argumenter que certains régimes ont abusé de la réglementation pour brider l’accès à l’information (voir la Chine ou la Corée du Nord, par exemple; bon, pour la Corée, c’est plus simple : ils n’ont aucun accès à l’information…). L’accès à l’information, dans une démocratie, ne devrait pas ne répondre qu’à la loi du marché; chaque source d’information devrait idéalement pouvoir être exprimée, sauf violation manifeste des lois existantes (sites malveillants, criminels, pédophiles, etc…). Cette règle, même si son application pose quelques questions difficiles à résoudre, doit permettre aux minorités de s’exprimer et d’accéder à une information qui les intéresse. Laisser cette responsabilité à l’économie privée, c’est -toutes proportions gardées- comme conférer à Microsoft ou Apple le soin de définir le système d’exploitation à utiliser par tout un chacun. La probabilité que le choix soit réellement impartial est assez faible…
Tiens, à ce propos, la Suisse votera, en mars prochain, pour l’abrogation d’un article constitutionnel concernant le rôle des médias, et indirectement de la subvention accordée à certains pour promouvoir une information équitable pour tous. L’initiative populaire à l’origine de ce vote s’appelle No Billag, du nom de la société qui était chargée jusqu’à cette année 2017 de la collecte des taxes servant à alimenter les subventions. Si cette initiative est acceptée, il n’y aura plus de taxes, et partant plus de subventions, ce qui implique la mort à court terme, ou au moins le dégraissage massif pour les chaînes de TV dites « nationales » (par équivalence, en France, on verrait disparaître une proportion significative des contenus des chaînes 2, 3, 4, 5 et Ô); plus préoccupant à mon avis, il n’y aura plus non plus d’article constitutionnel pour garantir un semblant d’équité d’accès à l’information au niveau national entre les diverses communautés formant la mosaïque helvétique : l’autorité suisse n’a pas jugé bon de présenter un contre-projet à cette initiative populaire qui aurait permis de garder un texte de référence dans la Constitution… Pas de plan B ! On peut avoir une petite idée de ce que donnerait une acceptation de cette initiative en suivant l’émission de TV consacrée à l’élection des « Swiss Sports Awards » justement financée par l’économie privée, en l’occurrence une grande banque zurichoise. La proportion de commentaires en français, italien ou romanche est révélatrice, d’ailleurs, même le commentaire principal n’est pas en allemand, mais en dialecte zurichois… Notons encore, sur ce même sujet, qu’une éventuelle disparition des chaînes de TV dites nationales impacterait forcément le contenu diffusé sur la TNT : ceux qui n’ont pas de raccordement au téléréseau auront-ils encore un raccordement TV autrement que par satellite ? On peut se poser la question.
Cette initiative, bien que touchant des médias différents de l’abrogation de la loi américaine, vise des objectifs identiques : la dérégulation de l’accès à l’information. Et je persiste à penser que, même si la situation actuelle n’est de loin pas idéale, elle est infiniment meilleure et moins dangereuse que ce que laisse entrevoir une dérégulation sauvage.