Dwarfland est un petit domaine enserré parmi plusieurs voisins généralement plus grands que lui, et il est habité par des nains de jardin, d’où son nom (dwarf = nain). C’est une démocratie dont ses habitants sont très fiers, à juste titre d’ailleurs. Il est conduit par une assemblée de sept nains sages, qui est soumise chaque année à un rituel dit des « chaises musicales », qui permet théoriquement de renouveler le contingent des sept sages. En réalité, en règle générale, les chaises musicales ne servent qu’à confirmer les élus dans leur fonction, et éventuellement à procéder à quelques échanges de responsabilité selon les goûts des protagonistes.
Une délégation de la population permet d’influer sur le déroulement de la cérémonie des chaises musicales; cette assemblée s’entend généralement avant la cérémonie sur le résultat souhaité, et tout le monde se trouve ainsi satisfait selon ses attentes.
Un jour, un nain très intelligent et très puissant (entendez par « puissant » qu’il était immensément riche), nommé Reblochon et qui fabriquait en temps normal des potions, des colles et des enduits décida de participer à la vie politique de Dwarfland et grâce à ses capacités se trouva assez vite en position de briguer un siège lors de la cérémonie des chaises musicales. Reblochon était une personne volontaire, très sûre de la pertinence de ses idées, et peu habituée à ce que l’on puisse le contrarier. Grâce à ses atouts incontestables, il fut choisi à la prochaine vacance de chaise, et siégea désormais avec les six autres sages pour gouverner Dwarfland.
On se rendit bien vite compte que Reblochon ne s’entendait qu’assez médiocrement avec ses collègues. Il restait persuadé que ses compétences étaient supérieures à celles des autres (ce qui n’était pas forcément faux, mais pas forcément vrai non plus), et qu’en conséquence, ses décisions étaient forcément les bonnes et devaient être automatiquement approuvées par ses « collègues ». L’ambiance devint de ce fait détestable dans le collège des sages, et il se fomenta bientôt un groupuscule qui étudia comment on pourrait évincer Reblochon lors de la prochaine séance des chaises musicales.
Le groupuscule réussit son opération : lors de la prochaine séance de chaises musicales, la chaise de Reblochon fut soudainement occupée par une personne inattendue, maintenue en réserve par les adversaires de Reblochon, et ce dernier se trouva évincé de l’assemblée des sages. Le groupuscule se félicita, et beaucoup de milieux de l’élite de Dwarfland crièrent à l’exploit, et fêtèrent la défaite honteuse de Reblochon. On se gaussa copieusement de Reblochon dans les milieux culturels de Dwarfland.
Reblochon avait l’orgueil à la mesure de sa fortune. Il ressentit cette défaite comme une humiliation insupportable qu’il fallait laver à tout prix, et décida de se venger. De qui ? De tous ! Des sept sages pour commencer, mais aussi de tous les milieux qui avaient eu l’outrecuidance de participer si peu que ce soit à son humiliation. Mais comme cela faisait tout de même une bonne partie de la population de Dwarfland, cela équivalait à se venger de Dwarfland tout entier, ses propres supporters compris ! Tant pis : la vengeance serait plus importante que tout.
Le mécanisme démocratique n’était pas vraiment favorable à la prise de contrôle par un individu; mais qu’à cela ne tienne. Reblochon s’attela avec une intelligence entièrement tournée vers son désir de revanche au problème. Il existait en Dwarfland un mécanisme dit de « l’initiative populaire » qui permettait à n’importe qui de demander une modification de la loi pour autant qu’un nombre relativement modeste de nains adhère au projet. Il se saisit de ce mécanisme, et commença, avec l’aide de ses coreligionnaires, de concocter une série d’initiatives souvent farfelues, mais parfois machiavéliques, destinées si elles passaient à rendre la tâche difficile à ses ex-collègues de l’assemblée des sages.
Après quelques échecs, mais aussi quelques victoires mineures, Reblochon et ses acolytes parvinrent à faire passer une initiative limitant l’accès à Dwarfland pour les pays voisins. Une campagne financée avec force moyens parvint à convaincre nombre de nains que les gens en provenance des pays voisins volaient des postes de travail, introduisaient des éléments subversifs et malfaisants, etc… En réalité, les pays voisins moins riches que Dwarfland se contentaient souvent de niveaux de rémunération inférieurs, si bien que la vraie solution eût été de rémunérer équitablement « étrangers » et indigènes. Ce qui eût eu comme effet de bord favorable de permettre aux femmes naines du Dwarfland d’obtenir également une équité salariale souhaitable. Mais Reblochon parvint à diriger sa campagne de telle manière que beaucoup de citoyens nains soient persuadés que limiter le nombre d’étrangers sur territoire du Dwarfland étaient la solution à nombre de problèmes réels ou imaginaires.
Les pays voisins, qui avaient de longue date autorisé les nains à circuler sur leur territoire considérèrent avec quelque raison qu’il s’agissait d’une attitude arrogante et somme toute injuste, et répliquèrent avec sévérité, en limitant à leur tour l’accès à leurs propres ressources aux nains. Le conseil des sages se trouva soudain submergé de travail pour tenter simplement de résoudre les très nombreux problèmes parfois inattendus que l’application de cette initiative impliquait. La surcharge de travail empêchait les sages de s’occuper d’autres problèmes au moins aussi importants, et qui concernaient l’avenir de Dwarfland. Reblochon avait atteint un premier objectif : museler le conseil des sages en l’inondant de travail inutile et improductif, et limiter le pouvoir de décision des sept sages. Ce qui lui laissait le champ libre pour de nouvelles initiatives tout aussi saugrenues. Ce fut dans les années qui suivirent un déluge de propositions délirantes, dont la plupart fut rejetée, mais qui eut aussi comme effet de bord d’agacer profondément certaines couches de la population du Dwarfland, et d’inciter certaines minorités à des attitudes radicales, voire xénophobes.
Des incidents, tout d’abord marginaux, puis devenant de plus en plus fréquents, furent constatés. Quand un jour un attentat fut perpétré au nom d’un groupuscule inconnu qui se prétendait élu par des extraterrestres pour nettoyer Dwarfland de ses péchés, Reblochon déposa immédiatement une initiative pour fermer davantage les frontières, requérant de chaque visiteur un visa qu’il devait se procurer à grands frais pour pénétrer dans le territoire dwarfien. Inutile de préciser que les pays voisins ne demeurèrent pas en reste; l’isolement de Dwarfland devint quasi total; le chômage augmenta pour atteindre un dwarfien sur trois, des pans entiers de l’économie comme le tourisme et la finance s’étant effondrés. Reblochon se considérait comme vengé; c’est d’ailleurs à cette époque-là qu’il mourut, à un âge avancé; suffisamment avancé pour lui avoir permis de ruiner Dwarfland pour la satisfaction de sa vengeance personnelle.
Bien sûr, ce n’est qu’un conte : si vous aviez l’envie de tirer un parallèle avec une situation qui pourrait vous sembler analogue quelque part dans le monde, ce ne serait sans doute pas très raisonnable; cela n’existe pas, des gens pareils ! Mais il y a tout de même quelques réflexions à tirer.
La démocratie peut être instrumentalisée par un homme puissant et intelligent, qui sait tirer parti des insatisfactions toujours latentes de certains groupes de personnes, surtout quand cet homme est guidé par un mobile personnel qui fausse son discernement. L’ Allemagne en sait quelque chose, puisque Adolf Hitler (obnubilé par l’affront infligé par les alliés lors du traité de Versailles, fruit de la première guerre mondiale) fut finalement élu démocratiquement le 30 janvier 1933, par des citoyens pas forcément plus mauvais ni plus bêtes que le nain moyen de notre Dwarfland. Un homme puissant est souvent ambitieux, et une humiliation publique peut servir de déclencheur à une monomanie l’incitant à la destruction pour motif de vengeance. Donc prudence ! Mais avec Jean Rostand, je dirais « Tant qu’il y aura des dictatures, je n’aurai pas le cœur à critiquer une démocratie ». Il faut simplement veiller à ce que cette démocratie ne devienne jamais le tremplin à une dictature.