Le 8 avril 2022, un missile touchait la gare de chemin de fer de la ville de Kramatorsk, faisant plusieurs dizaines de victimes parmi des civils qui attendaient le train pour fuir la région du Donbass en Ukraine. Alors que les pays occidentaux fustigeaient unanimement cette « agression russe » et parlaient de « nouveaux crimes de guerre », les Russes, après un premier communiqué annonçant un bombardement réussi réfutaient toute responsabilité de leur part et accusaient la partie adverse de bombarder ses propres concitoyens. En Suisse, le président de la Confédération a déclaré de manière très péremptoire que c’était à un tribunal de définir si c’était un crime de guerre ou non, et si oui, qui doit être mis sur le banc des accusés, et de quelle manière. Comment botter en touche au nom de la neutralité…
Qu’est-ce qu’un crime de guerre ? Cette question a été posée à maintes reprises dernièrement, et de nombreuses réponses ont été données, toutes renvoyant au droit international de la guerre, régi par des accords entre les nations, des accords dont les fondements datent de la Seconde Guerre Mondiale. Mais en dernière instance, il appartient à un tribunal de qualifier de crime une action de belligérants. Incidemment, il est assez troublant de constater que l’on a mis sur pied une règlementation extrêmement complexe à appliquer de la guerre, mais que l’on n’a jamais envisagé de mettre la guerre hors la loi.
Si les guerres précédentes nous ont abondamment montré que l’être humain est capable du pire et même au-delà, on avait pourtant « oublié » (de fait, la majorité d’entre nous autres, occidentaux se disant civilisés et nés après la fin de la Seconde Guerre Mondiale ne l’ont jamais vécu) qu’un conflit armé est lié à des exactions meurtrières. Le meilleur commandant d’une section de combat aussi expérimentée et disciplinée qu’on peut le souhaiter aura tendance à se muer en machine à tuer motivée par la haine après quelques semaines passées dans la boue, mal nourri sous les bombardements ennemis à transporter des amis blessés ou enterrer des camarades tués au combat. L’armée américaine ne s’est pas comportée de manière très glorieuse à Abou Ghraib, par exemple. En Syrie, les troupes de Bachar Al Assad (déjà activement soutenues par Moscou à l’époque) n’ont guère hésité à frapper (et parfois gazer) leur propres concitoyens : la logique des militaires, de quelque bord soient ils, ne laisse guère de place aux sentiments.
Ainsi, massacrer des civils constitue un crime de guerre. Encore faut-il étudier les conditions dans lesquelles le massacre a eu lieu, et déterminer les responsabilités tout au long de la chaîne de commandement. Si la définition de ce qui constitue un crime de guerre est relativement simple et facile à comprendre, la mise en application de la définition s’avère souvent complexe, voire impossible. Et la définition s’arrête à des exactions commises en situation de combat; il n’est guère question de crime de guerre pour des dommages consécutifs à une situation de conflit; ainsi, priver la population civile d’abris et de subsistance suite à une agression ne constitue pas un crime de guerre, même si la détresse des réfugiés privés de leurs moyens d’existence est bien réelle, et le sort des réfugiés parfois bien aléatoire.
La guerre engendre des destructions, et donc, des réfugiés fuyant les exactions commises par les belligérants. L’Europe (et la Suisse s’est mise à l’unisson, pour une fois, malgré les objections de l’UDC) a choisi d’accueillir généreusement les victimes civiles ukrainiennes. Au fait, vous connaissez la différence entre un réfugié malien et un réfugié ukrainien ? Le réfugié malien parcourt plus de mille kilomètres de désert, puis traverse la Méditerranée sur une coquille de noix, et dans le cas improbable où il parvient en Suisse, il se fait renvoyer chez lui avec les sarcasmes d’un conseiller national UDC habitué de la télévision suisse romande, et accessoirement admirateur des mouvements d’extrême droite français. Le réfugié ukrainien se fait chercher à la frontière polonaise dans un VAN affrété par des Suisses, et reçoit à l’arrivée un permis S, un appartement et les bisous du président de la Confédération en guise de prime d’accueil. Le point commun ? Au départ, c’est le même type de missile de fabrication russe qui a détruit leur maison, tué leurs proches et les a contraints à prendre la route de l’exil. Vaut mieux être ukrainien, blanc et blond aux yeux bleus que… A ce sujet, une de mes connaissances proches me rapportait qu’elle s’était trouvé au café un samedi matin avec des amies et une réfugiée ukrainienne plutôt âgée qui avait un fils en Allemagne, fils qui avait, lui, refusé de l’héberger. Pas si bête, le fils, je suppose ! Pourquoi s’infliger une personne à charge alors que la communauté peut remplir ces bons offices gratuitement ?
Je ne désire absolument pas limiter la dynamique d’accueil des réfugiés en provenance d’Ukraine; mais la compassion n’est effectivement pas la même selon le génotype des personnes envers lesquelles elle s’exerce. Mais le fait que contraindre des personnes non responsables de l’état de fait à abandonner leur maison, leur région, leurs proches pour se lancer dans une fuite hasardeuse ne soit pas considéré comme un crime me laisse perplexe.
En bloquant les récoltes et les capacités d’exportation de céréales d’un pays, l’agresseur condamne indirectement à la famine de nombreuses populations qui dépendaient, parfois cruellement, de ces exportations pour survivre. Faire mourir de faim des gens n’est donc pas un crime de guerre ? Apparemment pas. Mieux même, de nombreux pays d’Afrique souffrent actuellement de manque de céréales (qu’ils avaient coutume d’importer d’Ukraine), mais paradoxalement, ils refusent de sanctionner la Russie pour cet état de fait, bien que cette dernière soit de son propre aveu responsable de cette « opération militaire spéciale » (selon la rhétorique poutinienne, dont la transparence n’est plus à discuter).
Pendant ce temps, la lutte contre le réchauffement climatique est au point mort ou régresse. La pénurie de gaz et de charbon russe va inciter de nombreux pays à réactiver leurs mines de charbon et importer du gaz liquéfié. La flambée des prix du pétrole incite les gouvernements à subventionner les carburants (surtout en période électorale) au lieu de promouvoir le renouvelable. Le dernier rapport du GIEC parle d’un délai de trois ans pour réagir. Il implique une réaction au niveau mondial. Vous croyez franchement que Poutine va installer des panneaux solaires au Donbass l’an prochain, au lieu de batteries de missiles ? La guerre en Ukraine est devenu un facteur retardateur dans la lutte contre le réchauffement climatique. Et pourtant, on n’en avait guère besoin ! Il est possible que dans quelques années, certains gouvernements soient jugés pour crimes contre l’humanité dans un contexte de catastrophe écologique : cela contribuera sans doute à redéfinir la notion de crime à l’encontre de « Homo Sapiens« , si peu sapiens soit-il. Si cela devait se produire, nul doute que les acteurs majeurs de la guerre en Ukraine auraient quelques comptes à rendre !