C’est dans la première moitié du XXIème siècle que les démocraties occidentales furent de plus en plus remises en question. Plusieurs facteurs peuvent être envisagés, même si certains paramètres semblent, aujourd’hui encore, assez mal compris, en dépit de la très large (peut-être trop large ?) documentation dont nous disposons. L’un des facteurs déterminants semble toutefois avoir été l’accélération évolutive de la société, accélération qui n’était pas gérable par les processus démocratiques tels qu’ils avaient été établis au cours du XXème siècle, voire même auparavant. On peut citer en exemple l’apparition de l’intelligence artificielle, qui a provoqué un formidable chômage dans plusieurs secteurs clés de l’économie, à une vitesse que les groupes dirigeants de l’époque ne pouvaient pas maîtriser, à supposer qu’ils aient été en mesure de comprendre les tenants et aboutissants de cette évolution. On peut aussi mettre en exergue les problèmes liés à des flux migratoires de plus en plus chaotiques, liés aux instabilités politiques dans le monde, mais aussi aux variations climatiques rendant certaines portions du globe terrestre de plus en plus difficilement vivables.
La première réaction sociale fut d’accélérer les processus décisionnels en remplaçant les démocraties par des régimes autocratiques, voire des dictatures. L’exemple le plus souvent cité est celui des Etats-Unis d’Amérique, un Etat Fédéral loué comme un exemple de démocratie, mais qui fut l’un des premiers à évoluer vers une forme d’autoritarisme, sous l’impulsion d’une équipe gouvernementale il est vrai plus interessée par le profit matériel que par le bien-être de ses concitoyens. Plusieurs démocraties européennes suivirent le même chemin, peu de temps après; mais on sait de longue date que les dictatures peuvent s’avérer instables sur la durée, car souvent liées à un individu au charisme (ou toute autre qualité) particulier, et dont les successeurs se montrent le plus souvent incapables d’assumer la responsabilité. Et à l’ère du numérique, un autre phénomène est venu brouiller les cartes des nations : l’instantanéité de la transmission de l’information, la possibilité de se passer d’une grande partie des processus d’administration publique, ainsi que l’apparition de particuliers très fortunés à même de financer des infrastructures privées dignes de celles d’un Etat. Et puis, il faut bien dire que la pensée « Moi d’abord » illustrée en premier lieu par les Etats-Unis d’Amérique avec leur slogan de l’époque « America First » peut se retourner contre son auteur. Pourquoi mettre le pays d’abord ? En quoi « America First » est-il plus pertinent que « Chicago First* ou « New York First » ?
Ainsi, parallèlement à l’émergence des dictatures, on a vu apparaître des villes-laboratoire, comme Prospera en Amérique Centrale, dans l’Etat autrefois appelé le Honduras. Personne ne se rendit compte que ce n’était que le début d’un long processus qui allait mener au monde que nous connaissons aujourd’hui, un monde de régions et de villes plus ou moins autonomes avec des lois disparates et des relations très complexes gérées par des intelligences artificielles. Oh, bien sûr. l’évolution n’a pas toujours été facile, et il reste quelques structures similaires aux Etats que connaissait la première moitié du XXIème siècle. En Scandinavie, par exemple, les communautés géopolitiques sont encore géographiquement assez similaires à ce qu’elles étaient au début du XXIème siècle. Dans d’autres régions, cela ne s’est pas passé aussi bien. Ainsi pour ne citer qu’un exemple, à Marseille, où l’établissement du pouvoir dans la ville occasionna des milliers de morts,
- Mais dis-moi prof, c’est quoi, Marseille ?
- On la connaît actuellement sous le nom de Nùr ‘uwrubaa, la lumière d’Europe. C’est son nom depuis que les islamistes ont pris le pouvoir dans la ville et massacré les empereurs de la drogue, les opposants politiques, et les autorités nationalistes, fidèles à l’Etat de France d’alors, pendant les conflits avec les judéo-chrétiens ayant conduit à leur accession au pouvoir dans la ville.
- Ok, j’ai capté. Continue, prof.
La transition vers un système de villes-Etats ou régions autogérées est actuellement loin d’être accomplie au niveau mondial, même s’il est désormais majoritaire. Les anciens empires de Chine, de Russie et de l’Inde sont désormais fractionnés en de nombreuses entités politiques distinctes, même si elles restent souvent assez étroitement liées entre elles. Ce système favorise les grandes fortunes, capables d’imposer leurs propres lois, ou absences de lois, d’instaurer leurs propres infrastructures, ou de les acheter à d’autres : communications, police, défense militaire, soins médicaux, informatique… Les services bancaires ont disparu, ou ont évolué vers des structures très différentes sous l’influence des cryptomonnaies, désormais utilisées pour toutes les transactions financières, même les plus insignifiantes. Et l’éducation, bien sûr, dont je suis un exemple, moi, une intelligence artificielle. Tout est du domaine privé désormais, comme vous l’avez constaté en achetant le droit de suivre le cours que je suis en train de vous donner . En cas de conflit, libre à chacun d’engager des mercenaires pour « résoudre » le conflit par les armes, ou de se procurer des armes robotisées autonomes sur le marché. Les relations entre micro-Etats sont basés sur des accords d’égal à égal, étant entendu que dans chaque accord, il y a un des partenaires qui est en général plus « égal » que l’autre. De fait, le système résultant est assez similaire à ce que l’on connaissait il y a très longtemps sous le nom de système féodal. Mais les titres de noblesse sont remplacés par le décompte de la fortune…Il peut sembler ironique de songer qu’Internet, pensé à l’origine pour promouvoir les démocraties, a conduit en définitive à ce genre de système… Car c’est grâce à Internet que la diffusion d’informations et de désinformations, ainsi que la numérisation des services administratifs a pu influer suffisamment sur les citoyens pour permettre une telle évolution.
Les droits de l’Homme, ont été presque complètement oblitérés par les droits du citoyen, une notion très floue que chaque ville-Etat ou région adapte à ses besoins, ou que chaque potentat local définit selon ses envies. D’alleurs, les grandes institutions internationales qui avaient fleuri après la Deuxième Guerre Mondiale ont pratiquement toutes disparu, sinon de jure, du moins de facto. Ces organisations avaient été définies pour tenter de contrôler les relations entre les Etats; ces derniers ayant en grande partie disparu, le fonctionnement de ces organisations est devenu problématique, d’autant que peu de gens leur reconnaissent encore une quelconque légitimité.
- Prof, c’est quoi la « Deuxième Guerre Mondiale » ?
- Dans la première moitié du XXe siècle, il y eut deux conflagrations majeures qui impliquèrent la grande majorité des nations sur la Terre. C’esr ce que l’on a appelé les deux guerres mondiales.
- Mais, prof, comment c’est possible ? Les gens de Shanghai n’en ont strictement rien à faire si les gens de Londres et de Paris ne sont pas d’accord entre eux, non ?
- Le monde fonctionne différemment aujourd’hui qu’à l’époque. Nous avons en permanence des milliers de conflits armés ou cyberarmés, qui sont résolus (ou non) localement; mais à l’époque, les gouvernements de ces immenses nations créaient des alliances entre eux pour résoudre les conflits à l’échelle planétaire, en utilisant parfois des armes très dangereuses, notamment au Japon, à Hiroshima et Nagasaki.
- Et, prof, c’était mieux avant qu’aujourd’hui?
- Il ne m’appartient pas de juger; je ne suis qu’une intelligence artificielle, après tout. Mais globalement, si l’on en croit les statistiques forcément approximatives que l’on peut bâtir à partir des informations collectées, souvent invérifiables, sur les réseaux d’information privés, il semblerait que la misère causée par les conflits soit comparable à ce qu’elle était avant. En revanche, il est probable que la misère dûe aux phénomènes climatiques extrêmes, d’ailleurs également cause de conflits pour l’accession à des ressources devenues plus rares (comme l’eau), puisse résulter en une misère globalement supérieure à ce qu’a connu le début du XXIème siècle. Bien sûr, on peut aussi déplorer que la privatisation des services engendrée par les tendances ultra-libérales et la philosophie du chacun pour soi entraîne des groupuscules moins fortunés dans la misère parce qu’ils ne peuvent accéder aux ressources dont ils auraient besoin.
- Ok, prof, continue.
Actuellement, nous n’avons plus guère de pouvoir juridique; même ce secteur a été dévolu à l’économie privée qui va utiliser des intelligences artificielles comme moi pour résoudre les conflits; beaucoup de villes-Etats ne paient pas d’impôts. Corollairement, la ville n’offre généralement pas ou que peu de services élémentaires aux habitants : tous les services sont dévolus à l’économie privée.
- Mais prof, c’est mieux, non ? Chacun paie juste pour ce dont il a besoin,
- Oui, c’est l’idée générale, Mais la conséquence, c’est que si vous n’avez pas de quoi payer, vous n’avez pas accès aux services.
- Ca parait logique. En tous cas, ca me parait préférable au paiement d’impôts dont on ne sait pas à quoi ils vont servir parce que d’autres décident à notre place. Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais…tu as fini, prof ?
- Vous avez encore un peu de crédit sur le cours que vous avez payé; mais si vous le désirez, je le comptabilise sur votre avoir comme une avance sur la prochaine séance.
- Ok, prof, on fait comme ça. Logout.
Oui, j’ai très mal dormi cette nuit. Un cauchemar idiot… Je me demande pourquoi je vous le raconte, en fait.