Je me suis rendu compte récemment que j’utilisais le système d’exploitation Windows depuis pas mal de temps, et j’ai eu la curiosité de répertorier les applications que j’utilisais réellement. Le bilan est étonnant : parmi les applications que j’utilise couramment, il n’y en a que deux qui ne peuvent pas s’exécuter sans le système d’exploitation de Microsoft. L’une de ces applications est un jeu de stratégie d’un âge canonique, l’autre est un logiciel de traitement de photographies au format brut (RAW) édité par la société DXO, PhotoLab.
Toutes les autres applications que j’utilise sont des applications Open Source qui fonctionnent aussi bien, voire parfois mieux que les applications natives de Microsoft, en tous cas pour l’usage que j’en fais. Si l’on prend le traitement de texte, par exemple, hormis les fonctions de publipostage vraiment remarquables de Word, les fonctionnalités que propose un logiciel comme writer de la suite LibreOffice sont comparables et parfois nettement meilleures (comme l’indexation du texte, ou les documents multifichiers). Ceci ne signifie pas qu’un professionnel peut sans autres passer de la suite Office à une suite LibreOffice; mais il est tout à fait possible de réaliser un travail comparable avec une base de logiciels libres dans un contexte de bureautique.
Dans le cadre du traitement d’images, The Gimp est un outil probablement moins connu et plus difficile d’accès que le logiciel incontournable des photographes, Photoshop de la société Adobe, mais là encore, on peut réaliser la très grande majorité des effets proposés par Photoshop avec le logiciel libre The Gimp.
J’ai discuté avec la société qui édite le logiciel qui me maintient sur Windows, la société française DXO. Ils ne peuvent pas -je m’en doutais bien- porter leur logiciel sur un système d’exploitation Open Source comme Linux. Il y a des raisons commerciales qui font qu’il est malaisé de faire payer des licences d’utilisation à des utilisateurs de logiciels libres; or, DXO vit grâce à la vente de licences; leur modèle commercial ne fonctionnerait pas avec une distribution gratuite, bien sûr. Mais ceci est un problème qui peut être résolu en temps utile.
Mais il y a un problème plus complexe à résoudre, c’est le caractère disparate des distributions Linux existant de par le monde, avec des versions de noyaux très diverses, ce qui rend l’écriture d’applications pouvant fonctionner sur toutes les variantes très difficile. Plus grave encore, les pilotes de périphériques ne sont pas forcément portés sur Linux par les fabricants d’appareils, et le portage (quand un tel portage existe) est souvent le fait de bidouilleurs qui publient un bricolage insuffisamment testé et souvent fonctionnellement incomplet, pour ne rien dire de la documentation associée souvent inexistante.
Pourtant, l’Europe tient là une occasion de se rendre largement indépendante des géants de la tech américains, et à relativement peu de frais. Il suffirait de définir une distribution Linux, et un environnement de bureau associé (comme KDE, pour ne citer que celui-ci) et d’en faire une distribution officielle européenne (appelons-la UE/OS): on réunirait une équipe qui se chargerait de mettre en place un service de distribution officiel, qui aurait aussi pour tâche de répertorier, tester et distribuer tous les pilotes de périphériques possibles. Dés lors que la suite logicielle est stable, les éditeurs n’auraient plus de raisons techniques pour ne pas porter leurs applicatifs vers la plate-forme européenne. La gratuité du système d’exploitation pourrait être maintenue : il n’est pas prohibitif, pour un ensemble d’états comme l’Europe, de fournir à ses administrés un service informatique cohérent payé par les impôts de ces administrés, même si cela peut choquer certains partisans de l’ultralibéralisme et du « moins d’Etat » à tout prix.
Il y aurait probablement quelques développements à effectuer pour rendre le système plus convivial, notamment dans l’administration et la mise à jour d’applications; mais c’est là un investissement relativement modeste comparé à la somme payée par les Européens en termes de licences Windows, système d’exploitation généralement préinstallé sur les nouveaux ordinateurs, et qu’il faut payer à nouveau lorsque l’on change de modèle.
Ce système d’exploitation européen pourrait bien entendu coexister avec Windows ou MacOS; des ordinateurs made for Europe pourraient inclure d’emblée et sans surcoût, en plus de UE/OS, un gestionnaire de machine virtuelle autorisant l’exécution de plusieurs systèmes d’exploitation sur la même plate-forme en quasi simultanéité et de manière suffisamment transparente pour ne pas perturber l’utilisateur lambda.
Le prix à payer pour les équipes de maintenance et de développement de ce système serait largement compensé par la réduction progressive du nombre de licences payées aux éditeurs de logiciels américains. Quant aux éditeurs de logiciels qui dépendent des licences vendues pour exister (comme DXO, justement), il y a sûrement un modèle de licence à définir pour que ces sociétés puissent continuer à vendre leurs licences sur UE/OS, même si ce dernier reste Open Source et gratuit.
Les apôtres de l’ultralibéralisme vont bien sûr crier à l’ingérence excessive de l’Etat, arguant que la distribution de logiciels et l’installation d’un système d’exploitation ne saurait être gérée que par des privés. Mais je note toutefois que
- Un système d’exploitation est. à l’âge numérique, une ressource de base; la société civile a besoin d’un gouvernement et d’une autorité pour organiser la coexistence et appliquer les règles votées par les citoyens ou leurs représentants. C’est exactement ce que réalise un système d’exploitation dans le monde numérique, Il n’est donc pas dénué de sens de confier cette tâche à une organisation étatique.
- Un ordinateur personnel manipule des données sensibles, qui actuellement peuvent être localisées un peu n’importe où dans le monde; protéger les données des utilisateurs est aussi une tâche importante qui ne devrait pas être confiée à n’importe quelle société basée on ne sait où.
- La cybercriminalité est en forte hausse, et il est plus que probable que la cyberguerre est d’ores et déjà en cours, même si tout le monde n’en a pas encore pris conscience. Protéger les utilisateurs contre les menaces est une des missions du gouvernement. Le protéger contre les cyber menaces par le biais d’outils sécuritaires installés nativement dans le système d’exploitation est certainement plus efficace et moins coûteux que -un exemple vraiment pris au hasard- acquérir des avions de combat.
- L’ultralibéralisme ne constitue pas à mes yeux un modèle exemplaire à suivre absolument. Bill Gates, Tim Cook, Sundar Pichai ont réalisé des fortunes indécentes en vendant -entre autres- des systèmes d’exploitation. Voulons-nous vraiment rendre ce genre d’ individus encore plus riches qu’il ne sont ?
- La cyber dépendance de l’Europe est presque totale. Si un jour un gouvernement américain, après une saute d’humeur, décide de taxer lourdement les utilisateurs non américains pour l’utilisation de logiciels vendus par des société américaines, il en a théoriquement le pouvoir. Ce serait peut-être une bonne idée que de réduire cette dépendance numérique.
Qui aurait le courage de prendre la décision de lancer l’initiative de quelque chose comme UE/OS ? Des universités et des groupes d’informaticiens enthousiastes ont essayé, mais faute de professionnalisme et en raison de l’inertie du monde des affaires, ils n’ont pas réussi. La gendarmerie nationale française a déployé – initiative intelligente – GendBuntu sur plus de 70000 postes de travail, montrant que ce n’était pas impossible, mais pas forcément facile non plus. L’Union Européenne -qui à mon humble avis est la seule institution politique habilitée à prendre une telle décision- aurait-t-elle le courage de lancer une telle initiative après les problèmes rencontrés avec l’administration Trump ?