Zone de non-droit

Suite aux incidents de janvier 2021 aux Etats-Unis (invasion du Capitole par une horde de supporters du président sortant Donald J. Trump), diverses actions ont été entreprises par les géants du web : Suspension du compte Twitter @realDonaldTrump, arrêt de tout support au réseau apprécié de l’extrême-droite Parler, retraits de publications parlant du « vol d’élection » (Stop the Steal), et d’autres mesures à l’encontre d’infrastructures susceptibles de servir de support à la propagande trumpiste. Indépendamment du bien-fondé (ou pas) de ces mesures, il s’agit de censure organisée unilatéralement par des acteurs privés, sans aucune justification légale de quelque sorte que ce soit. Les responsables de cette censure s’appuient pour ce faire, et avec une indéniable logique, sur leurs règlements internes d’une part, et sur l’absence de législation spécifique d’autre part.

J’ai déjà eu l’occasion, par le passé (Gogo Google), de m’interroger sur la pertinence des actions de censure pratiquées par certains géants du web. L’exclusion de Donald Trump par le réseau Twitter est un nouvel exemple de ce type d’action. Le fait qu’il soit ou non justifié n’est pas le problème en l’occurrence; comme l’ont fait remarquer certains dirigeants européens, c’est le fait que des règles internes à une société privée puissent se substituer à une procédure légale qui dérange. Réduire quelqu’un au silence n’est pas un acte innocent, et devrait au moins faire l’objet d’une procédure juridique, où l’accusé a un droit de défense, peut faire appel à des avocats pour l’assister et sera en fin de compte jugé par un jury que l’on espère impartial parce que choisi parmi des gens peu susceptibles d’être intéressés par le verdict du jugement. Aujourd’hui et aux Etats-Unis, c’est Trump et ses partisans d’extrême-droite qui sont visés; demain et ailleurs, qui sera la victime, et sur la base de quelle justification ? Pourriez-vous être inquiété et censuré par Apple (par exemple blocage du compte et perte de vos photos sur le cloud) parce que vous avez dit ou écrit que l’entreprise pratiquait l’obsolescence programmée de manière systématique ?

On n’en arrivera probablement pas à une telle extrémité; mais voici un souci qui vient s’ajouter aux problèmes de spam, de viol d’identité, de phishing, de fake news, de cyberharcèlement, de virus informatiques, d’escroqueries de toutes sortes et de tentatives diverses d’influences d’élections réputées démocratiques.

Comment Internet, qui avait pour vocation d’être un réseau fédérateur, a-t-il pu devenir une source de polémiques, un vecteur de harcèlements, un marché illégal, un outil de recrutement pour le terrorisme international et que sais-je encore ? Comment ce réseau par ailleurs éminemment utile et universellement utilisé peut-il abriter tant d’aspects néfastes et malveillants ? Pourquoi ce réseau est-il devenu, au fil du temps et des progrès technologiques dont il a bénéficié, une zone de non-droit (ou presque) ?

Les arnaques, les virus, le phishing, les ransomware et les escroqueries par courriel font partie des délits classiques sur Internet : les premiers virus identifiés comme tels datent des années 1970, les premières arnaques sont à peine plus tardives. Ils appartiennent à une catégorie de logiciels malveillants (malware) qui fonctionnent sur la base d’une relation 1 à 1. Ils sont le produit d’une époque où Internet était essentiellement une relation d’un client à un serveur, et où l’e-mail était l’outil de communication le plus utilisé, et l’un des rares qui permettait une véritable interaction. Même si des millions de courriels identiques sont émis vers des victimes potentielles, l’action du logiciel malveillant dissimulé dans ces courriels vise le seul destinataire, ou plus précisément, son portefeuille. Ces attaques composent actuellement encore l’immense majorité des actions frauduleuses sur Internet, en raison essentiellement de leur simplicité de mise en œuvre. Un exemple classique est la fraude 4-1-9 appelée aussi arnaque nigériane.

L’apparition des réseaux dits sociaux a permis des attaques plus sophistiquées. Le seul appât du gain n’est plus le principal objectif recherché, c’est plutôt une recherche de pouvoir qui va motiver l’action frauduleuse; en fait, le terme même d’action frauduleuse est sujet à caution, car il n’y a en réalité pas fraude au sens juridique du terme (si tant est qu’une juridiction quelconque puisse s’appliquer en la matière). Il s’agit d’une utilisation ciblée de la désinformation et de données qui n’avaient pas été prévues pour cet usage. C’est typiquement ce que l’on appelle, en algèbre relationnelle, une relation One-To-Many, ou 1 à N, par opposition à la relation 1 à 1 impliquée dans les arnaques classiques. Les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter ou Instagram rendent cette relation possible et même aisée, par comparaison à l’utilisation d’un site web dédié où les « victimes » (généralement, voire presque toujours, consentantes, ou ne se considérant pas comme des victimes) devraient activement visiter le site web pour s’abreuver de la bonne parole de Donald ou de l’imam Komyrespyhr. Mais au fait, pourquoi les victimes sont-elles consentantes ?

Les réseaux sociaux ont pris (ou sont en train de prendre) la place occupée traditionnellement par les vecteurs d’information historiques que sont la presse quotidienne et les émissions d’information de la radio et de la télévision; mais là où ces vecteurs traditionnels définissent un cadre relativement précis, limité par le nombre et la qualité des rédacteurs, la politique affichée et le format (temps ou volume de papier) du média, Facebook ou What’s App peuvent tabler sur un nombre de rédacteurs quasi infini, et un flux d’informations continu, 24 heures sur 24, 365 jours par an. Ce faisant, ils siphonnent les revenus publicitaires des media traditionnels appelés tôt ou tard à disparaître ou à tout le moins à perdre une partie significative de leurs lecteurs. La gratuité du média permet de créer facilement et à bon marché du contenu; les lecteurs, qui tendent à chercher les informations sur un média qui correspond plus ou moins bien à leurs convictions, vont eux aussi aller chercher les informations qu’ils souhaitent obtenir sur des sites ou des comptes qui leur correspondent. Mais alors que les média traditionnels, même très orientés politiquement se devaient de présenter un éventail de faits représentatif de l’actualité, les auteurs de contenus sur les réseaux sociaux n’ont pas cette contrainte, et peuvent présenter une information beaucoup plus polarisée, voire biaisée ou même déformée si cela correspond à leurs objectifs. A ce niveau, certains auteurs de contenus peu scrupuleux (dont j’ai déjà mentionné les méthodes par le passé) assistés par des algorithmes dédiés exploitant des données souvent extorquées à leurs possesseurs vont créer du contenu spécifiquement destiné à plaire à une catégorie déterminée d’individus (accessoirement intéressants pour l’auteur, comme des électeurs). Des informations taillées sur mesure pour un public déjà convaincu… Pourquoi chercher des informations ailleurs ?

Et c’est effectivement ainsi que cela fonctionne; les partisans de Donald ou de Matteo prennent toutes leurs informations de sources taillées sur mesure pour eux, et n’ont même plus conscience que la réalité puisse être différente. Bien conditionnés, ces individus croiront n’importe quoi, par exemple que Donald est un envoyé de Dieu, dont la mission est d’éradiquer le complot pédophile mondial incarné par les démocrates. D’une certaine manière, c’est le but de tout meeting électoral et de toute propagande, par exemple religieuse; mais les réseaux sociaux permettent de pérenniser le message et de démultiplier son effet jusqu’à occulter toute interprétation des évènements différente de celle mise en avant par la Bonne Parole. Ce qui tend à expliquer que les supporters de Trump persistent à croire dur comme fer qu’il a gagné les élections. Puisqu’il le dit ! Puisque tous les fils de discussion qu’ils suivent sur Internet le confirment ! Les fils de discussion qui affirment le contraire, ils ne les consultent jamais, alors…

La polarisation du discours politique constatée ces dernières années n’est sans doute pas à imputer aux seuls réseaux sociaux, mais il est hors de doute que ces derniers ont servi de puissant levier de propagande à certains. De même qu’ils ont pu dans un contexte différent servir à l’endoctrinement de jeunes européens séduits par le message de l’Etat Islamique. Internet devait promouvoir la démocratie : il est devenu un outil de propagande dans les mains des autoritaristes et des allumés de tout poil.

Les architectes de ARPAnet (nourris de culture hippie et abreuvés de guerre froide et de guerre du Vietnam), dans les années 1970, prônaient le droit à une information libre, non biaisée et gratuite pour tous. Le lointain descendant de leurs réalisations, Internet, est peut-être le réseau le plus performant, mais aussi le plus grand vecteur de désinformation et la plus considérable zone de non-droit jamais expérimentée par l’humanité. Quelle déception ! Quelle dérision !

D’un autre côté, Albert Einstein était pacifiste et a contribué à construire une bombe atomique qui a certes mis fin à la seconde guerre mondiale, mais au prix de centaines de milliers de victimes civiles à Hiroshima et Nagasaki. Au Moyen Age déjà (saint Bernard de Clairvaux et François de Sales, treizième siècle) , on disait en substance « l’Enfer est pavé de bonnes intentions ». La technologie la plus sophistiquée n’implique pas une utilisation pertinente.

Une réflexion sur « Zone de non-droit »

  1. Commentaire proposé par une lectrice. Merci pour cette réaction et pour la référence !

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