i.A.g.

C’était vers 1976 environ; j’avais un diplôme d’ingénieur flambant neuf en poche et une expérience professionnelle nulle; je travaillais comme assistant à l’EPFL, et m’apprêtais à de long séjours en Afrique du Nord pour la coopération internationale. Un professeur d’université d’Allemagne de l’Ouest était venu donner une conférence dans les locaux de l’EPFL, et je l’avais abordé à l’heure de l’apéritif. Après un échange très intéressant (à vrai dire, surtout pour moi), il m’avait donné sa carte de visite que j’avais empochée sans prendre le temps de la lire attentivement.

Un peu plus tard, j’ai ressorti cette carte de visite, et, hormis les titres de « Doktor in angewandte Physik » ou « Professor in der Universität SoUndSo », j’ai remarqué, en bas à droite, les lettres « i.A.g.« . Je ne savais pas ce que cela signifiait, et je n’ai pas pris spécialement la peine de m’informer. Ce n’est que bien plus tard que, fortuitement, je me suis rappelé cette carte de visite, et me suis renseigné sur la signification de ce sigle cabalistique.  » i.A.g.  » était l’abréviation de « in Amerika gewesen » (est allé en Amérique).

C’était une époque où les Etats-Unis d’Amérique constituaient un véritable Eldorado pour les chercheurs et les scientifiques de tout poil. En 1975, il était plutôt rare de fréquenter une université américaine, alors on mentionnait simplement que l’on avait visité le continent nord-américain. Après 1980, il est devenu plus courant que de jeunes chercheurs aillent « faire leur doctorat » dans une université américaine, et souvent y restent d’ailleurs. On a vu fleurir les noms des universités en regard du titre sur les cartes de visite, genre « Docteur en Physique, M.I.T. ». Plus tard, dans les pays francophones et anglophones surtout, on a carrément remplacé le titre de docteur par l’acronyme « PhD (Philosophiae Doctor) » plus facile à caser sur une carte de visite, en regard du nom de l’université, et aussi plus « américain ».

Il n’y a pas si longtemps, l’un de mes collègues fraîchement engagé comme professeur à la HEIG-VD arborait sur sa carte de visite (en plus de l’adresse du domaine de son employeur) une adresse de courriel @berkeley.com pour bien souligner qu’il avait gardé des liens supposés étroits avec l’université où il avait « commis » son doctorat. On fait valoir la supposée excellence de sa formation comme on peut…

Pendant toute ma carrière, j’ai vécu les Etats-Unis d’Amérique comme la référence que l’on citait lorsque l’on avait besoin d’une caution scientifique. Ceux qui avaient pu fréquenter une université américaine se servaient de cette référence pour démontrer le sérieux de leur formation par des procédés parfois à la limite du ridicule. Aujourd’hui encore, les meilleures publications dans de nombreux domaines sont issues des universités américaines qui dominent les différents classements (rankings) mondiaux. Depuis 1950, les prix Nobel de physique, par exemple , sont dominés par des chercheurs américains. Les temps sont malheureusement en train de changer. La recherche fondamentale a besoin d’argent public pour fonctionner, car aucune industrie (sinon des mécènes par le biais de fondations) n’investirait dans une recherche aussi aléatoire et ayant une aussi faible probabilité de fournir des débouchés exploitables dans un délai permettant la rentabilité de l’investissement. Pourtant, c’est cette même recherche fondamentale qui a donné naissance aux semiconducteurs, à nombre de vaccins et médicaments, ou à de nouveaux matériaux ou alliages.

L’administration américaine a décidé de couper massivement dans les financements de la recherche, ce qui a amené le prix Nobel de physique 2025, John Clarke, à réagir. Nul doute que les universités américaines puissent tenir leur leadership encore pendant quelque temps en l’absence de financement public. La question est combien de temps. Dans de nombreux projets internationaux, les partenariats américains se délitent et nombre de projets -également en Europe- ont dû être abandonnés suite à la décision de l’administration Trump. Merci, Donald.

Ces projets internationaux, pourtant prometteurs, aujourd’hui abandonnés, méritent désormais d’être qualifiés par l’acronyme « i.A.g.« . Pour « in Amerika gestorben » (est mort en Amérique) bien sûr.

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