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Démocratie et écologie

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, IPCC en anglais), dans son rapport de 2021, avertit que la vie sur notre planète sera profondément modifiée d’ici 2050, quelles que soient nos hypothétiques réactions relativement au réchauffement climatique. Le mouvement d’activistes écologistes Extinction / Rébellion ou XR (dans le cadre de cet article, la section suisse de ce mouvement international) et quelques autres mouvements de ce genre ont, coïncidence sans doute, déposé une requête pressante auprès du gouvernement fédéral pour déclarer l’urgence climatique. Cette requête est accompagnée d’une menace explicite d’actions directes de la part du groupe : « XR présente son action comme un « dernier appel avant la rébellion« . Sans réponse adéquate du Conseil fédéral d’ici au 20 septembre, les militants de XR annoncent à regret être moralement contraints de paralyser pacifiquement la plus grande ville du pays à compter du 3 octobre« . C’est une manière comme une autre d’interpréter un processus démocratique; mais selon ma compréhension, il s’agit plutôt d’un ultimatum, voire d’une forme de chantage. Quoi qu’il en soit, déclarer l’Etat d’Urgence est une manière d’abolir le processus démocratique, et ceci interpelle…

L’urgence climatique permettrait au gouvernement de prendre des mesures exceptionnelles sans avoir besoin d’en référer au peuple ou aux partis politiques. Ce que demande le mouvement d’activistes écologistes correspond à renoncer au processus démocratique dans un secteur particulier en raison de la situation climatique, jugée à juste titre pour le moins préoccupante. Une urgence sécuritaire permet donc de renoncer au processus démocratique : cela figure dans la Constitution, et c’est sans doute justifié. Reste à savoir ce qu’est une urgence, et qui décide de l’état d’urgence ainsi que des mesures à prendre.

On connaît bien la notion d’urgence liée à un risque sécuritaire : cela fait depuis février 2020 que nous vivons (de manière parfois décousue) une situation d’urgence liée au coronavirus SARS-CoV-2, qui provoque la maladie CoVID-19. La situation d’urgence permet au conseil fédéral de prendre le pouvoir sur les représentants des cantons et du peuple afin de décider de manière plus efficace et mieux coordonnée des mesures à prendre pour le bien du plus grand nombre, ou des plus fragiles d’entre nous. Il s’agit d’une violation (prévue par la Constitution) des règles démocratiques usuelles de la Suisse. D’ailleurs, certains n’ont pas manqué de relever ce qu’ils ont qualifié d’abus de pouvoir : Christoph Blocher, notre Reblochon national (de plus en plus faisandé, il est vrai), n’a ainsi pas hésité à qualifier le ministre Alain Berset, en charge de la Santé, de dictateur.

Le prétexte de sécurité publique est très commode pour s’affranchir de règles démocratiques parfois gênantes. Dans le cas d’une pandémie, il paraît tomber sous le sens qu’une autorité supérieure doive se préoccuper de la coordination des mesures à prendre sans qu’il soit nécessaire de passer devant un parlement ou même le peuple souverain pour chaque décision à prendre. Le déni du droit démocratique semble donc justifié, encore que l’on puisse se demander si c’est bien le conseil fédéral qui doive prendre ce pouvoir; mais c’est là une règle établie par la Constitution; à charge du Conseil Fédéral de consulter d’autres autorités (CE, OMS) pour éventuellement se coordonner avec ces dernières.

On comprend bien qu’une menace exceptionnelle exige des mesures exceptionnelles : un pays en guerre peut difficilement rester démocratique dans ses actions militaires. La difficulté est de mesurer le caractère exceptionnel d’une situation : c’est une évaluation faite par le pouvoir, donc forcément soumise à un certain arbitraire de jugement par l’équipe en charge du pouvoir. Ainsi, Donald Trump a-t-il abondamment joué avec les règles démocratiques en vigueur lors de son mandat de président des Etats-Unis, allant même jusqu’à risquer de provoquer une déstabilisation de l’Etat pour tenter de conserver le pouvoir en dénonçant une fraude imaginaire du parti d’opposition décrit comme socialiste, voire communiste pour l’occasion.

Dans le cas des activistes du climat comme Extinction/Rébellion, ils jugent la situation climatique tellement grave que cela justifie une action d’urgence de la part des autorités (suisses en l’occurrence) au nom de la sécurité de la population, et au mépris des divers climatosceptiques ou je-m’en-foutistes qui pourraient émettre des objections dans un processus démocratique classique. Sur le fond, il est difficile de leur donner tort, encore qu’on puisse objecter que leur action ne concerne que la Suisse, alors que le problème qu’ils adressent est autrement global. En pratique, ces mêmes activistes ont contribué à rejeter la loi sur le CO2, pour le plus grand plaisir des climatosceptiques, sous prétexte que cette loi était insuffisante. On se demande bien ce qui se passerait si, à supposer que l’Etat d’Urgence soit déclaré, XR estime que les mesures du gouvernement sont insuffisantes. La rébellion deviendrait-elle une révolution ?

L’urgence climatique représente un type d’urgence nouveau, et à vrai dire, on n’est pas certain de ce que désirent réellement les lanceurs de cette espèce d’ultimatum. Si l’on instaure l’urgence climatique comme ils l’exigent, qui sera responsable des mesures à prendre ? Le Conseil Fédéral a proposé une loi (la loi sur le CO2, justement) qui a été rejetée par le peuple (et accessoirement aussi par XR). Une loi plus stricte n’a en l’état guère de chance d’être votée, et des décisions dans le cadre de l’application de l’urgence climatique en Suisse seraient probablement très mal accueillies, et causeraient des dommages difficiles à évaluer en l’état. Dans tous les cas, le processus démocratique cher aux Helvètes serait profondément remis en question : apparemment écologie et démocratie ne font pas vraiment bon ménage. D’ailleurs, le mouvement des gilets jaunes, en France, est là pour en témoigner : le mouvement est né à la suite de mesures (pas forcément adroites, mais c’est là un autre débat) qui se voulaient écologiques. L’écologie et la démocratie seraient donc incompatibles ? Faut-il absolument un pouvoir central autoritaire et répressif pour sauver la planète ? Ce n’est pas mon opinion; mais il semble bien que certaines personnes (et les mouvements écologistes, en l’occurrence) souhaitent une gouvernance plus musclée, voire un pouvoir de décision unilatéral, sur ce sujet.

D’un autre point de vue, la Suisse émet en une année 46,2 millions de tonnes d’équivalent CO2, alors que la planète dans son ensemble en émet 32,4 milliards. En d’autres termes, la planète émet en une demi-journée ce qu’émet la Suisse en un an, ce qui revient à dire qu’arrêter toute émission de CO2 en Suisse demain n’a pratiquement aucune influence sur le bilan final. Le combat des activistes du climat en Suisse, s’il conserve toute sa légitimité théorique, n’a aucune espèce d’utilité pratique. Ce n’est pas en Suisse qu’il faut se battre, mais dans le cadre de l’Europe et des organisations internationales. Bon, c’est vrai que se coller les mains à l’entrée de Zhongnanhai à Beijing (la Chine est l’un des plus gros contributeurs au bilan CO2 de la planète), ca doit être assez mal vu, en tous cas plus risqué que la même démarche à Londres ou à Berne. Mais tout de même, agir en Suisse sur cette problématique semble assez anecdotique au vu du résultat chiffré éventuellement espéré. Il est vrai que des initiatives similaires sont lancées par XR un peu partout en Europe; mais à ma connaissance, il n’y en a guère (ou alors anecdotiques) dans les pays « gros pollueurs » comme les Emirats Arabes ou la Chine, pour ne citer que ceux-ci.

Cela me rappelle l’un de mes étudiants qui avait, dans le cadre de son travail de bachelor, « optimisé » son logiciel en insérant des bouts de code en langage d’assemblage (donc pratiquement en langage machine, rendant le code difficilement transportable) pour en améliorer les performances de vitesse. Il nous avait vanté les mérites de ses travaux lors de la défense, en montrant le gain de temps d’exécution (de l’ordre de la centaine de millisecondes) qu’il obtenait grâce à ses efforts. Malheureusement pour lui, il avait utilisé dans une autre partie de son logiciel un algorithme de tri certes assez évident, mais totalement inadapté (tri à bulles ou bubblesort) qui lui coûtait des dizaines de secondes lors de l’exécution avec des données volumineuses ! Je lui avais fait remarquer que l’optimisation d’un processus commence par en identifier les parties les plus problématiques, et à s’attaquer à celles-ci en priorité.

Extinction/Rébellion effectue des actions de choc dans le monde entier, mais essentiellement dans les démocraties occidentales; bien sûr, c’est le principe même de la démocratie (qui implique, théoriquement du moins, la liberté d’expression) qui leur permet ces actions, sans qu’ils risquent des sanctions qui pourraient les priver de libertés, voire plus encore; mais paradoxalement, leurs actions vont dans le sens d’une restriction des droits démocratiques dont ils font usage : cela s’appelle « cracher dans la soupe ». Voire même « se tirer une balle dans le pied ».

Les auteurs de la manifestation contre les investissements de la Banque Nationale Suisse me semblent plus raisonnables, et plus susceptibles d’influer positivement à moyen terme sur l’utilisation excessive des ressources fossiles (non renouvelables) de la planète. Un de mes anciens collègues, chercheur dans le domaine des énergies renouvelables, disait en substance que si les investissements dans la recherche et le développement des énergies alternatives étaient seulement équivalents à ce que l’on investit actuellement dans la recherche de ressources fossiles, le pétrole et le charbon seraient totalement abandonnés en moins de dix ans, parce qu’insuffisamment rentables. Un tel effort suffirait à conférer aux technologies émergentes une maturité industrielle qui rendrait l’exploitation des ressources fossiles économiquement inintéressante, sans même recourir à des taxes dissuasives. L’ex-collègue en question poursuivait son argumentation par une quantité d’exemples intéressants, mais qu’il serait fastidieux de citer ici.

Je n’ai pas les compétences nécessaires pour juger de la validité de cette affirmation, peut-être pas tout à fait impartiale; mais au vu de l’ordre de grandeur actuel des investissements en question, je pense que l’affirmation est loin d’être invraisemblable. En conséquence, réorienter les investissements des grandes banques nationales ou privées vers le développement des énergies renouvelables constitue probablement un moyen fort efficace pour limiter les émissions de gaz à effet de serre liées aux énergies fossiles. Dans cette perspective, la Banque Nationale Suisse représente un investisseur doté d’un pouvoir certain. Et il n’est probablement pas nécessaire de recourir à des régimes autoritaires, voire à des processus antidémocratiques pour parvenir à des résultats tangibles dans des délais raisonnables en utilisant ce levier. Mais qui saura actionner ce levier ? Qui osera modifier les stratégies d’investissement traditionnelles de la Banque Nationale Suisse, et accessoirement influencer celle des autres banques helvétiques ?