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Quoi de neuf, docteur ?

Traditionnellement, la médecine, le droit et dans une moindre mesure la chimie sont des filières d’étude où l’obtention d’un titre de docteur est presque indispensable. N’appelle-t-on pas « docteur » son médecin ? Même si ce titre peut cacher diverses variantes, il est devenu tellement implicite que l’on a pris coutume d’aller « chez le docteur ». D’aucuns vont même « au » docteur, mais il s’agit là d’une impropriété. De langage, généralement…

De manière intéressante et un peu surprenante, on a constaté depuis la fin du vingtième siècle une assez nette recrudescence des candidats au titre de docteur (le plus souvent PhD) dans des filières de formation où ce titre n’était requis que pour briguer des postes dans des instituts de recherche privés ou affiliés à des universités prestigieuses. Quel intérêt peut-il y avoir pour un jeune étudiant de prolonger ses études de quelques années pour obtenir un titre qui ne lui rapportera vraisemblablement rien, ni du point de vue salarial, ni (ou si peu) du point de vue des opportunités professionnelles ? A moins bien sûr que le jeune universitaire ait un plan de recherche bien établi, et l’ambition de finir comme chercheur de haut niveau; mais les places sont fort chères, et mon expérience ne parle guère en faveur de motivations de ce genre… Alors, pourquoi entreprendre un doctorat ?

A la fin du vingtième siècle, on a cherché à uniformiser quelque peu les grades universitaires de manière à ce qu’ils deviennent comparables, et que les détenteurs de diplômes d’étude supérieure puissent être reconnus comme tels dans d’autres pays. Alors que jusque là, l’ingénieur micro-mécanicien ETS de l’école technique de Saint-Imier (Suisse, canton de Berne) devait expliquer parfois péniblement à un employeur potentiel de Besançon (France, Doubs, à moins de 100 km de Saint-Imier) à quoi correspondait sa formation, il peut désormais postuler comme bachelor ou master en ingénierie, orientation micro-mécanique. Le principe d’équivalence devrait lui permettre de voir sa formation considérée à l’égal de son homologue français tout droit sorti de l’ISIFC (Institut supérieur d’ingénieurs de Franche-Comté).

A priori, on peut considérer qu’il s’agit d’une bonne idée; mais en y regardant de plus près, on remarque que ce changement est accompagné d’effets de bord pas tout à fait anodins. L’employeur potentiel pour commencer, qui engageait jusqu’alors des ingénieurs, et qui va désormais engager des bachelors ou des masters. Mais un bachelor en provenance d’une HES (par exemple la HES-SO) n’a pas les mêmes potentialités qu’un bachelor en provenance d’une université ou d’une EPF ! Le bachelor HES dispose d’une formation professionnelle, alors que la formation de l’universitaire est théorique. Engager un bachelor universitaire dans une entreprise n’a guère de sens, alors que le bachelor HES peut représenter une alternative intéressante. De manière similaire, un titulaire de master EPF devrait en principe être considéré comme équivalent au possesseur d’un titre homonyme délivré par une HES, ce qui fait grincer des dents du côté des EPF… Comme me le disait très sérieusement et péremptoirement un collègue de l’EPFL alors que j’enseignais à la HEIG-VD :  » Tu formes les futurs subordonnés de mes étudiants « . Peut-être, mais avec une équivalence des titres, cela devient difficilement défendable ! Il est vrai que j’ai également entendu quelqu’un de mon entourage (incidemment titulaire d’un doctorat PhD délivré par une institution universitaire, mais non chercheur lui-même) décréter l’incompétence globale de l’EPFL et de ce genre d’écoles. Je n’ai jamais demandé à ce personnage son avis sur les HES, et cet avis ne m’intéresse d’ailleurs que médiocrement.

Il y a également un malaise du côté des étudiants : à quoi bon fréquenter une université prestigieuse, souvent éloignée de son chez-soi, alors que le titre que l’on obtiendra sera équivalent à celui conféré par la HES sise à trois cents mètres de son domicile ? Et comment ensuite valoriser un titre de « master » décerné par une école plutôt que par une autre ?

Un autre effet de bord, auquel on pouvait s’attendre, provient des institutions universitaires elles-mêmes. Comment se démarquer désormais, si l’on délivre des titres équivalents à ceux que décernent les écoles concurrentes, parfois plus petites ou moins réputées ? Une partie de la réponse réside dans le ranking des universités et des écoles supérieures. Un classement qui permet aux institutions de niveau universitaire de se comparer à de prestigieuses enseignes du monde entier. Mais qui dit classement dit critère de comparaison, et c’est la recherche qui est ici chargée de servir de référence pour l’établissement du classement. La recherche est caractérisée (à tort ou à raison, mais ce n’est pas le débat) par la publication d’articles dans les revues spécialisées; il faut donc publier un nombre aussi élevé que possible d’articles; mais pour cela, il faut disposer de chercheurs… On va donc tendre à encourager les étudiants à entreprendre un travail de doctorat, même si l’étudiant n’est visiblement pas un chercheur dans l’âme, même si le futur maître de thèse a déjà bien trop de doctorants sous sa responsabilité pour être en mesure de les « coacher » de manière crédible. Souvent, on « persuade » l’étudiant avec la complicité des parents ou des proches, conquis par l’idée d’avoir une progéniture affichant « PhD » sur sa future carte de visite. Voilà donc formée une petite armée de doctorants qui vont régulièrement pondre des articles pour un salaire de miséreux dans le but d’améliorer le ranking de l’institution. Soyez sans crainte, ils finiront par obtenir leur titre : c’est à la portée de l’immense majorité des étudiants qui parviennent au grade de master. Mais quant à savoir ce qu’ils vont faire de ce titre… De chercheur passionné qu’il était il y a vingt ans, le doctorant devient un tâcheron sans génie et avec des débouchés incertains !

Hormis de prestigieux instituts de recherche déjà abondamment fournis, le besoin en chercheurs de haut niveau est en effet très limité. Un nouveau débouché qui s’est présenté dans les dix dernières années en Suisse est l’enseignement en HES : à tel point que dans certains instituts ou départements, on impose le titre de doctorat comme condition à l’engagement comme enseignant : on préfère engager de jeunes doctorants sans expérience et sans contacts avec le tissu socio-économique local plutôt qu’un homme de métier expérimenté et disposant d’un réseau de relations locales bien fourni; et ceci en dépit de la vocation pratique et proche du tissu industriel local affichée de la HES… La stratégie d’engagement basée sur le titre académique réalise parfois des détours que la raison a quelque peine à appréhender. Bref…

Même avec le quelque peu discutable mais providentiel débouché des postes d’enseignants HES, beaucoup de doctorants ne trouvent pas de travail. Une vaine fuite en avant leur permet parfois de trouver une bourse pour réaliser un post-doc de durée limitée dans une université étrangère (avec toujours le souci du ranking de ladite université !). Sur-qualifiés, mais incapables d’assumer le rôle que leur institution ou leurs proches ont voulu leur assigner, ils sont conscients qu’ils ont coûté très cher à la société et à leur famille, mais n’ont que peu d’espoir ou de motivation de rentabiliser cet investissement afin d’apaiser leur malaise… Au mieux, ils finiront obscurs profs de physique/chimie dans un lycée d’une agglomération provinciale (à condition toutefois de suivre un cours complémentaire pédagogique); au pire…

La recherche de l’excellence a de tout temps été mise en avant comme une chose souhaitable. « Le mieux est l’ennemi du bien ». Mais un titre académique de fin d’études, aussi prestigieux soit-il, ne saurait être un objectif, mais au mieux une porte d’entrée dans la vie professionnelle. Actuellement, on a un peu l’impression que les institutions universitaires et/ou les proches de l’étudiant tendent à oublier cette évidence pour d’autres critères moins favorables ou carrément contre-productifs à l’étudiant. Et on n’insistera pas trop sur le coût prohibitif (pour la société, pour les proches, et pour l’étudiant lui-même) d’un tel cursus académique finissant en queue de poisson… A commencer par la nécessité pour le jeune PhD d’obtenir un poste avec un salaire permettant de se constituer plus tard une retraite décente, sachant que la période de cotisation a été nettement plus restreinte !

What’s up, Doc ? aurait pu demander Bugs Bunny à ces titulaires de doctorats coûteux et à l’utilité pour le moins discutable. La réponse serait probablement à l’unisson de la conclusion des dessins animés du célèbre lapin : That’s all, Folks !