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Le clown et le dictateur

J’avais une dizaine d’années quand j’assistai à mon premier spectacle de cirque, et que je découvris pour la première fois un clown. C’était lors d’une représentation du Cirque National Knie, qui faisait halte dans le Chablais Vaudois, place des Glariers à Aigle. Le clown ne me fit pas vraiment rire, pour autant que je me souvienne : il me paraissait plutôt inquiétant. Il fallut plusieurs années pour que je comprenne qu’il existe différents clowns, qu’ils peuvent être drôles, tristes, voire maléfiques ou inquiétants. Et que le déguisement ne fait pas le clown : le plus grand clown que j’aie jamais admiré ne se déguisait pratiquement jamais : c’était Raymond Devos, empereur de l’absurde; il a trop rarement été approché par Coluche, prince de la dérision. J’ai aussi appris à faire la différence entre le clown et l’humoriste, même si les deux rôles peuvent à l’occasion être incarnés par une même personne.

A l’époque, on ne parlait pas trop d’histoire aux très jeunes, si ce n’est l’histoire suisse, le serment des Waldstaetten, le Morgarten et tout ce genre de choses. J’appris les exactions du régime nazi un peu sur le tas (il n’y avait pas Internet, à l’époque ; Sergey Brin n’était pas encore né pour développer Google !), sans vraiment parvenir à imaginer la personnalité des protagonistes de cette immense tragédie que constitua le Seconde Guerre Mondiale. La première fois que j’ai réellement perçu l’énormité de ce que peut être un dictateur, c’est à l’occasion de la retransmission d’un vieux film de 1940 à la télévision. « The Great Dictator« , de Charlie Chaplin, me bouleversa profondément et changea durablement certaines de mes conceptions de la société mondiale. D’ailleurs, quand il m’arrive de revoir ce monument du cinéma, je reste effaré par son incroyable actualité. Prenez l’immortelle scène du globe, et mettez aujourd’hui Poutine à la place de Hynkel : il vous sera difficile de réprimer des frissons d’angoisse. Le personnage d’Adenoid Hynkel n’est pourtant pas qu’inquiétant : son discours initial (en un langage incompréhensible, mais remarquablement semblable à des discours d’Adolf Hitler) est comique, drôle même. Ses confrontations avec son homologue transalpin Napoloni sont clownesques. Voilà, le mot est lâché, la dualité entre un dictateur et un clown est illustrée par Chaplin.

Ce film m’incita à m’intéresser à Adolf Hitler et au troisième Reich, ainsi qu’à la seconde guerre mondiale. Si vous faites l’effort d’étudier le personnage au-delà de ses caractéristiques fascistes et profondément malveillantes, le caractère clownesque du personnage ne vous échappera pas, encore qu’il puisse paraître plus évident chez Benito Mussolini qui avait servi de modèle pour le personnage de Napoloni dans le film de Chaplin. Je manque d’images d’archives de Napoléon Bonaparte, mais certains des récits se rapportant au personnage semblent également laisser paraître un côté clownesque. Khadafi et sa tente plantée dans le parc Marigny à Paris ou ses réceptions de dirigeants du monde assis sur un tracteur n’est pas en reste, et il a fait de nombreux émules depuis, quoique peut-être un peu moins extravagants.

La bande dessinée a aussi produit quelques chefs d’œuvre dans le genre, comme par exemple « Le dictateur et le champignon » du génial André Franquin (probablement inspiré de Chaplin d’ailleurs) ; le côté clownesque et gaffeur du dictateur de la Palombie, Zantafio, ramène aux discours de dictateurs sud-américains comme Pinochet ou Fidel Castro. La scène du discours belliqueux que tout le monde acclame (motivés par des barbouzes armés) mais que personne ne comprend parce que les micros n’ont pas été branchés vaut également son pesant de cacahuètes ! Elle fait irrésistiblement penser aux discours fleuve de Fidel Castro auxquels tout le monde devait assister mais que personne n’entendait vraiment. Je crois que je ne peux actuellement pas m’empêcher de considérer un dictateur comme une espèce de clown malfaisant. Ridicule, irrationnel, grotesque et insensé. Le pompon est probablement détenu par Kim Jong Un, le dictateur obèse nord-coréen qui se fait filmer sur un cheval en pleine nature sauvage et indomptable. Pauvre bête ! (Je parle du cheval)

Qu’on ne s’y trompe pas : le côté clownesque n’atténue en rien le caractère dramatique et criminel de ces dictateurs : il met plutôt en évidence leur déraison et le caractère débile de leur personnalité, caractère qui pourrait être comique s’il n’était si tragique et générateur de tant de malheur et de larmes. Le clown dictateur peut faire beaucoup de mal, et il ne s’en prive généralement pas d’ailleurs.

Vladimir Poutine qui se promène torse nu, à cheval sur un ours, ou occupé à pêcher (peut-être à mains nues, je ne suis pas allé vérifier) dans une rivière est aussi clownesque que le discours inaudible de Zantafio ou le combat de hauteur de fauteuils entre Hynkel et Napoloni. Ses parties de hockey sur glace où le gardien adverse cherche désespérément à manquer le puck quand le président adresse un tir timide en direction de la cage sont si ridicules que l’on se demande pourquoi elles ne sont pas censurées, à l’instar d’informations beaucoup moins compromettantes ! Ses « réunions » attablé à 6 mètres de son interlocuteur font penser à Zantafio seul, juché sur un trône au fond d’une salle si étendue que ses interlocuteurs mettent plusieurs minutes à la traverser.

Le conflit qui oppose l’Ukraine et la Fédération de Russie pose en antagonistes Volodymyr Zelensky, un ancien clown devenu chef d’Etat, et Vladimir Poutine, un dictateur qui s’avère être aussi un clown que le ridicule n’a pas réussi à tuer. Je ne connais pas assez bien les deux pays incriminés pour décider de manière péremptoire qui est le « bon » et qui est le « méchant ». Par ailleurs, je me méfie énormément des jugements binaires, catégorisant un protagoniste comme définitivement mauvais et l’autre comme infiniment bon. La guerre en Irak (et ailleurs) a montré que les bonnes intentions affichées ne résistent pas au conflit armé ! Et de toutes façons, en période de guerre, les informations vraies diffusées par les combattants sont aussi rares que les promesses données et réellement tenues dans un discours électoral. Mais il est certain que brider l’information par une censure aussi sévère qu’impitoyable ne fait rien pour crédibiliser les dires d’un dirigeant, quel qu’il soit. Et à ce jeu-là, Vladimir Poutine a perdu toute la crédibilité qu’on aurait encore pu naïvement lui accorder après son inqualifiable agression.

En tous cas, si les armées de Poutine arrivent en Suisse après avoir aplati deux pays de l’OTAN en chemin, je doute que ce soit quelques F-35 alimentés au kérosène russe qui fassent la différence. Madame Viola Amherd aurait pu éviter une interpellation douteuse aux instigateurs de l’initiative contre l’achat de nouveaux avions de combat. C’était maladroit, et probablement méprisant pour les processus démocratiques suisses. Se rendre indépendant du pétrole russe pour assécher les ressources qui permettent à Poutine de maintenir son armée serait probablement plus efficace. C’est ce que l’Allemagne (et l’Europe avec elle) est en train de constater.